Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

classe sociale (suite)

La réalité d’une classe sociale dépend donc à la fois de critères économiques (conditions matérielles d’existence, intérêts communs), de critères socio-culturels (genre de vie, culture), de critères politiques (organisation politique à l’échelle nationale). Entre les trois critères mentionnés, en est-il un plus déterminant que les autres en dernière analyse ? La réponse de Marx ne présente pas d’ambiguïté à ce sujet. Mais l’insistance sur la primauté de l’économique caractérise, selon R. Aron, la position de Lénine, qui appelle « classes de grands groupements humains se distinguant par leur position dans un système historique déterminé de production sociale, par leurs rapports (le plus souvent fixés par le droit) avec les moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale et, par conséquent, par leur capacité de recevoir une part de richesses ainsi que par la grandeur de cette part » (la Lutte de classes, 1964). Ces classes sont des groupements humains dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre par suite de la place qu’il occupe dans un régime économique donné. Pour toute la pensée marxiste postérieure à Lénine, le politique est l’apparence du social, le social l’apparence de l’économique, celui-ci étant compris strictement comme un système de rapports érigé à partir d’un statut de propriété.

La classe selon Marx

Bien que le possesseur d’argent et le possesseur de force de travail ne s’affrontent qu’à titre d’acheteur et de vendeur, le premier intervient d’emblée en tant que possesseur des moyens de production, conditions matérielles de l’emploi productif de la force de travail par son possesseur : c’est comme propriété d’autrui que les moyens de production affrontent le travailleur. Quant à celui-ci, il affronte l’acheteur de son travail en tant que force de travail d’autrui : celle-ci doit passer sous l’autorité du capitaliste et s’incorporer à son capital afin que celui-ci puisse devenir vraiment productif. De ce fait, le rapport de classes entre capitaliste et travailleur salarié existe dès le moment où l’un et l’autre se font face (le Capital, II).


Limites des leçons de Marx

Aussi brillante et riche en perspectives que soit l’analyse de Marx, quelques questions restent en suspens et quelques propositions douteuses. On peut se demander, par exemple, comment se conjuguent dans la réalité les trois critères estimés décisifs et suffisants pour l’analyse des classes :
— le critère économique (primordial) : rôle joué dans la production, la circulation et la distribution des richesses ;
— le critère politique : participation à la lutte pour le pouvoir politique, considéré comme organe exécutif d’une classe dominatrice ;
— le critère sociologique : prise de conscience de classe correspondant à l’élaboration d’une idéologie spécifique et à une identité de genre de vie.

La pensée de Marx demeure aussi ambiguë sur la valeur comparée des indices empiriques que sont les professions, les niveaux de fortune, la position de salarié. De plus, l’accent porte tantôt sur la situation purement objective de l’ouvrier ou du capitaliste, tantôt sur la conscience de classe résultant d’une réflexion subjective sur la situation donnée.

Une autre difficulté importante tient à l’extension du mot au plan de son usage et de ce qu’il désigne. Les sociétés à ordres, à corporations, à rangs sont-elles des sociétés de classes ? Parfois Marx semble étendre l’antagonisme des classes à toute opposition entre exploiteurs et exploités perceptible jusque dans les phases les plus reculées de l’histoire ; parfois il déclare que « l’existence des classes ne se rattache qu’à certaines phases historiques du développement de la production » et réserve le nom de classes aux catégories sociales impliquées dans la dialectique de l’exploitation capitaliste. Dans ce cadre même, la pensée oscille entre un partage en deux grandes classes diamétralement opposées, la bourgeoisie et le prolétariat, et une identification de trois à huit classes suivant les périodes considérées.

Beaucoup de théoriciens tentent de lever la difficulté du dénombrement des classes en déclarant soit que la dichotomie est tendancielle et vaut comme schéma théorique, tandis que les analyses concrètes et spécifiques requièrent la considération d’une pluralité de groupes d’intérêt — mais pourquoi les deux schémas ne coïncident-ils pas ? —, soit que les groupes sociaux ne sont que des couches, des strates et non des classes — mais il importe alors de dire pourquoi et de pondérer avec exactitude le dynamisme de ces couches dites « marginales ».

Dans une société de type capitaliste, une difficulté surgit encore du heurt entre la logique de la pensée et les impératifs de l’action. Une méthodologie déterministe s’accorde mal avec une pensée révolutionnaire. Car si l’on estime l’histoire comparable à un processus matériel, aboutissant inéluctablement à la chute de la bourgeoisie et au triomphe du prolétariat, toute formulation d’un appel politique à l’action révolutionnaire suppose contradictoirement la possibilité pour un acte collectif de forcer l’histoire en détruisant les déterminismes antérieurs.

Mais la question la plus importante a trait au mode d’explication de la priorité absolue du déterminisme économique. Avec raison, G. Lukács se demande si l’on peut différencier les forces économiques des autres forces et si l’on peut déterminer leur rôle en tant que moteur de la société. Marx lui-même, d’ailleurs, ne considère l’économie en soi que comme une mystification idéaliste. Le processus de production inclut l’idée d’un fonctionnement synergique de l’économique, du social et du culturel au sein d’un ensemble vivant et historique.


Rectifications modernes de l’image des classes

Hors de la tradition marxiste, les recherches des dernières décennies ont surtout insisté sur la désagrégation de l’image des classes héritée du xixe s. Pour R. Dahrendorf, les classes se définissent en tant que groupes antagonistes occupant des positions différentes dans une organisation hiérarchisée d’autorité, par l’inégalité de leur participation sociale au pouvoir, certaines faisant prévaloir, dans la direction de la collectivité, leurs propres intérêts aux dépens de ceux d’autrui. Si l’on peut critiquer chez Dahrendorf une perte de spécificité du concept de classe, la réduction des conflits sociaux à des conflits d’intérêts, son explication de la répartition dichotomique de l’autorité engendrant une dualité des opposants, il convient de signaler la valeur de quelques-unes de ses thèses principales : la société doit être saisie selon deux approches complémentaires, comme système intégré et comme système en conflit ; parmi les conflits majeurs des sociétés, beaucoup ne sont pas des conflits de classes ; la rareté des révolutions dans l’histoire indique que la lutte des classes n’aboutit pas nécessairement à la perfection d’un système d’opposition de classes, mais que, grâce à ses transformations constantes, un système peut se perpétuer en évoluant ; le facteur essentiel et dominant des conflits de classes devient moins, au xxe s., la propriété des moyens de production que le contrôle de ces moyens.