Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

classe sociale (suite)

Dans une étude des « anciennes et nouvelles classes sociales », A. Touraine part de cette dernière assertion de Dahrendorf pour montrer que, dans la phase d’accumulation capitaliste, où la propriété a été la source dominante du pouvoir social, l’absence d’un contrôle politique de l’industrialisation a entraîné la superposition du conflit industriel et du conflit politique. Mais l’image historique de la société de classes se disloque à mesure que l’évolution urbaine fait disparaître les fondements culturels anciens des classes sociales et réduit l’importance du phénomène de paupérisation. Dans le nouvel état de la société « postindustrielle », où prédominent les problèmes de l’investissement et de la consommation, où la programmation se substitue à l’accumulation, l’image de milieux qualitativement différents se subordonne au thème de la participation hiérarchisée à la consommation de masse. En visant à infléchir le processus de développement et le processus de répartition des revenus, l’action syndicale et l’intervention politique conduisent à institutionnaliser le conflit industriel. Tandis que les classes se dissolvent en tant que milieux sociaux et culturels réels, les rapports de classes s’étendent comme principes d’analyse des conflits sociaux. « Parler des classes sociales est donc nommer des problèmes de classes plutôt que circonscrire des groupements. »

Si le schéma explicatif de la formation et de la lutte des classes proposé par Marx perd du terrain, sinon au niveau idéologique, du moins à celui de l’analyse concrète des sociétés occidentales et communistes, en gagne-t-il par contre dans l’interprétation de la dynamique sociale des nouveaux États, naguère colonisés ? La réponse de G. Balandier à cette question montre, là encore, la nécessité d’un infléchissement de la problématique. « Les rapports de production (modernes) n’ont pas acquis en Afrique le rôle déterminant qu’ils ont eu et ont en Europe. L’explication doit être recherchée ailleurs ; au plan des relations entretenues avec le pouvoir. C’est l’accès au pouvoir et les luttes autour de celui-ci qui contribuent à la formation de la seule classe bien constituée, la classe dirigeante. C’est l’accès au pouvoir qui donne une emprise sur l’économie, beaucoup plus que l’inverse. »

En définitive, si la théorie des classes proposée par Marx nécessite tant de réaménagements pour rendre compte d’une diversité de situations et si, néanmoins, la plupart des analystes des sociétés modernes s’y réfèrent, on peut supposer que, débarrassées de l’appareil de matérialisme et de prophétisme qui soutient les thèses de la primauté absolue de l’économique et de l’exaspération inéluctable des antagonismes, les intuitions essentielles résident plutôt dans la méthode même d’analyse des dynamismes sociaux que dans la doctrine d’évolution unilinéaire de l’humanité.

Parmi les novateurs qui ont remis en cause la doctrine, il importe de citer Max Weber, qui a le plus influencé les théories américaines de la stratification en proposant non pas une contre-théorie, mais des indications pour la compréhension de tout système stratifié sur la base du rapport au pouvoir et sous un angle tridimensionnel. Tandis que le pouvoir politique s’exerce par le moyen de groupes appelés partis, le pouvoir social s’exprime en termes de statut ; quant au pouvoir économique, il détermine seul les appartenances de classe et se manifeste sous des formes diverses, puisqu’il prend pour base soit la fortune, soit les chances d’acquisition des biens et services disponibles sur le marché, ces chances résultant elles-mêmes de l’éducation, de la compétence et des conditions générales d’existence des membres d’un groupe.

Les Warner, Davis, Moore, Parsons, Lenski, Wright Mills, qui se sont inspirés partiellement des réflexions de Weber, ont tous plus ou moins achoppé sur ce problème de l’arbitraire d’un découpage fonctionnel des classes évaluées par rapport à une diversité de critères.

Quoi qu’il en soit des résultats des diverses approches auxquelles G. Gurvitch et P. Sorokin ont apporté leur tribut, et de celles, plus empiriques, de Halbwachs, Reissman, Burnham, Djilas, Szczepański et bien d’autres, il semble qu’un consensus se dégage sur les points suivants. Le concept de classe n’acquiert de valeur que par référence à une réalité dont l’histoire constitue une dimension primordiale. De par leur contenu économique (niveau de contrôle de la production) et leur contenu sociologique (croyances et attitudes communes) spécifiques, les classes peuvent être décrites comme entités concrètes se formant, se développant, se modifiant en même temps que la structure sociale globale. Entre elles s’expriment, s’attisent ou s’effacent les contradictions motrices des transformations de structure. Aussi faut-il les considérer non seulement comme objets de description, mais encore comme explicatives des dynamismes et agencements sociaux dans une mesure à préciser selon les cas. Enfin, elles ne se manifestent comme praxis unifiée que par intermittence et requièrent pour cela, selon la remarque de R. Aron, de passer du stade d’être-en-soi, ou objet-représentation, au stade d’être-pour-soi, c’est-à-dire de volonté consciente bandée dans une action effervescente. Si la pensée de Marx continue d’être un point de repère de l’étude des systèmes d’inégalités et fournit toujours un argument aux révolutionnaires, il faut reconnaître qu’elle rend de moins en moins compte de la civilisation actuelle. De ce fait, la sociologie des classes sociales se voit plus que jamais condamnée à naviguer entre deux écueils, celui des conceptualisations arbitraires sans application possible à la réalité et celui des études de cas multiples qui, s’ils n’empêchent pas toute généralisation, imposent du moins une pondération, différente selon les sociétés, des critères par lesquels se définissent les classes.

C. R.