Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Char (René) (suite)

On peut dire qu’il naquit à L’Isle-sur-la-Sorgue dans la mesure où « ce morceau tendre de campagne », où il réside la plupart du temps, influence son œuvre. Habitué du soleil, des herbes, des fruits, des pierres, le poète se trouve étroitement lié à la terre, au concret, au contact le plus proche avec le réel, dans ce qu’il a de plus élémentaire : « Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains. » Mais pour autant, les buts lointains ne sont pas négligés, et plus particulièrement l’homme, celui qui est à conquérir contre la « bêtise », qui « aime à gouverner ». Char reprend à son compte le cri de Rimbaud : il faut changer la vie. « Jeter bas l’existence laidement accumulée et retrouver le regard qui l’aime assez à son début pour en établir le fondement » est la préoccupation essentielle de René Char, la « tâche » qu’il se propose d’accomplir.

Il ne suffit plus, pour le poète, de constater la réalité et de la dire ; il faut également la produire. Le poème devient une « connaissance productive du réel ». Il convient que la poésie soit inséparable du prévisible, qu’elle tente de formuler. Le poème témoigne de l’évidence du présent animé par la prescience de ce qui est à venir, mais encore invisible, par la cause de la rigueur des lois qui s’obstinent à « nous apprendre à mépriser les dieux que nous avons en nous », qui nous empêchent de vivre, c’est-à-dire de nous lancer « à la conquête des pouvoirs extraordinaires dont nous nous sentons profusément traversés mais que nous n’exprimons qu’incomplètement, faute de loyauté, de discernement cruel et de persévérance ». Dans cette profession de vie, Char n’a pas oublié qu’il fut, de 1928 à 1939, le compagnon des surréalistes. En 1930, il a fait paraître Ralentir, travaux en collaboration avec Breton et Eluard. Mais il est trop attaché au réel pour se livrer exclusivement aux certitudes parfois illusoires d’une activité surréelle et, la guerre terminée, c’est en solitaire qu’il poursuivra sa « tâche », manifestant un art critique de lui-même et relié à celui de la réalité. Le poème a pour fonction d’instaurer la beauté au cœur même des ténèbres et des laideurs accumulées. « Dans nos ténèbres, il n’y a pas de place pour la beauté ; toute place est pour la beauté. » Beauté qui n’est pas autre chose qu’une volonté de réhabiliter l’homme dans sa nature vraie. L’homme, en effet, est à « requalifier ».

Pour ce faire, l’homme — le poète —, à l’exemple d’Héraclite, doit refuser de morceler la « prodigieuse question » et prendre conscience de ce que « le devenir progresse conjointement à l’intérieur et tout autour de nous ». Il doit mettre l’accent sur l’« alliance exaltante des contraires » qui le composent, qui l’obligent sans cesse à se rectifier, surpris par le contraire qui nie tout aussitôt ce qu’il croyait avoir établi une fois pour toutes. Pris dans le fil du devenir, « n’étant jamais définitivement modelé », l’homme se trouve disloqué, le produit d’une juxtaposition de moments divers qu’il s’efforce tant bien que mal de lier par une logique arbitraire qui le rassure provisoirement sur une unité illusoire. Dans cette situation, le poème, écho de cet homme fragmenté qu’il tente de recomposer en tenant compte des contradictions qui le qualifient, ne peut être que « pulvérisé », se projetant dans un avenir qui rendrait possible la reconnaissance des inconciliables. À la différence de beaucoup de ses contemporains, Char ne désespère pas de cette situation « absurde » ; il suffit seulement de l’assumer sans jamais abandonner l’espoir, « le seul langage actif et la seule illusion susceptible d’être transformée en bon mouvement ». Le poète ne cesse d’espérer du désespoir qu’il constate. « À chaque effondrement de preuve, le poète répond par une salve d’avenir. »

Le poète retient ainsi, le temps du poème, ce qui passe et fait devenir ce qui est, ce qui s’obstine à demeurer. « Tu condamneras la gratitude qui se répète et tu condamneras aussi toutes les formes de rêverie qui risqueraient de paralyser en nous la partie d’élan et d’ouverture. » Élan et ouverture qui impliquent une avancée constante, par à-coups, suivant l’impulsion du désir (« il faut être du bond. N’être pas du festin, son épilogue »), selon l’ordre de l’éclair : « Le seul maître qui nous soit propice, c’est l’éclair qui tantôt nous illumine et tantôt nous pourfend. » Char repousse le ressassage du passé, la complaisance à la réalité telle qu’elle est, la satisfaction. La poésie devient action, exploration de ce qui est dans sa profondeur et non plus dans son déroulement apparent, connaissance de ce qui est à venir ; le poète est tendu entre la tentation de s’abandonner à la terre et le devoir de ne pas se laisser paralyser par une jouissance tout individuelle : « Tiens vis-à-vis des autres ce que tu t’es promis à toi seul. Là est ton contrat. » S’arrachant à la fascination d’une « imagination toute ronde », toujours allant, ne s’attardant pas à l’« ornière des résultats », le poète, à la recherche de sa vérité éphémère, se situe sur une ligne de crête entre le réel créé et l’incréé ; situation instable qui ne peut ni ne doit se résoudre dans une harmonie compromettante : « L’équilibre ne s’obtient, il semble, qu’au détriment de la justice, honteux résultat. » Atteinte, la « sérénité » ne peut être que « crispée ». Le poème doit donc essayer de rendre viable ce « malaise produit par la dislocation de l’être déchiré entre le confort et la beauté du monde et l’inquiétude d’un monde d’hommes livrés à la destruction et à l’injustice qu’il faut dépasser pour parvenir à un monde meilleur ».

La Résistance, à laquelle Char prit une part active, a été pour lui l’occasion de mettre en pratique la lettre du poème et de préciser, dans Feuillets d’Hypnos, le poème par une action à laquelle il ne pouvait plus échapper sous peine de manquer à sa vocation, qui consiste à se tenir « debout » et à ne pas succomber sous le poids de l’adversité, de quelque manière qu’elle se présente (« Lutteurs à terre mais jamais mourants »). Le combat effectif livré contre l’occupant illustre le combat du poète contre la « matière-émotion », se gardant de se laisser séduire aussi bien par l’ennemi réel que par les beaux mots. Par ce combat, à tous les niveaux, l’homme « ingouvernable » se rend capable de trouver la loi qui lui convient, se fiant à son propre désir qui lui apporte la certitude d’une réalité cernée par le poème, qu’il doit ajuster à sa situation pour la transformer encore davantage. Il lui faut avoir « l’audace d’être soi-même la forme accomplie du poème », retrouvant ainsi un comportement en accord avec ses aspirations profondes. Mais Char a la conviction que cette réconciliation de l’homme avec lui-même, avec le monde, avec le poème, est sans réalité si le monde — économique, social, politique — n’est pas, lui aussi, radicalement transformé. Cette transformation, il n’appartient pas au poète de l’effectuer, mais elle le préoccupe : « Où êtes-vous source, où êtes-vous remède ? Économie vas-tu enfin changer ? »