Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

chant (suite)

Dès sa naissance, tout enfant module des sons, balbutiements informes, gémissements, cris, par lesquels il exprime ses besoins, son impatience, sa souffrance ou sa joie. Des lois physiques interviennent cependant très tôt, qui font qu’à l’âge adulte peu d’individus peuvent chanter avec art. Il est en effet nécessaire, pour cultiver le chant, de posséder non seulement une solide culture musicale, mais aussi et avant tout des dons vocaux, tributaires de la physiologie, c’est-à-dire des organes de la phonation (timbre, étendue), du système respiratoire (homogénéité et puissance du souffle) et du système nerveux (équilibre physique et moral). Les méthodes pédagogiques varient selon les pays, en fonction de données empiriques ou scientifiques, des constantes linguistiques et aussi de l’idéal vocal propre à chaque ethnie. D autre part, la nature physique et intellectuelle diffère d’un individu à l’autre. Dans ces conditions, il est difficile, sinon impossible, d’établir des règles applicables à tous. Le rôle du professeur de chant consiste donc à aider l’élève à découvrir les moyens techniques favorables à l’épanouissement, à la mise en valeur et à la maîtrise complète de sa voix. Après avoir posé la voix, discipliné le souffle, il fera travailler l’agilité, la diction, la mémoire, l’interprétation d’un répertoire approprié, le chant dans un ensemble (duo, trio..., etc.), enfin la mise en scène en vue du jeu théâtral.

On ne possède aucun témoignage des peuples de l’Antiquité sur la technique vocale. On était alors peu préoccupé de la qualité du son. Platon parle de la musique des seuls points de vue esthétique et moral, et ne s’intéresse guère à ses modalités d’exécution. On sait cependant par le pseudo-Plutarque qu’au ier s. de l’ère chrétienne on enseignait le chant en Grèce. Vers la même époque, Quintilien donne au chanteur quelques vagues conseils d’interprétation. Au ve s., saint Augustin exalte, tout en polémiquant sur la musique païenne, la beauté du chant, qui inspire des sentiments de piété, mais ne formule aucune règle. Après lui, les théoriciens restent encore sous l’influence de la musique antique, tout en perdant peu à peu le contact avec elle. Ce n’est guère qu’au xie s. que Gui d’Arezzo facilite l’enseignement du chant en favorisant l’usage de la portée musicale. Il permet ainsi au chanteur, habitué jusque-là à exercer sa seule mémoire, de déchiffrer à livre ouvert. Par la suite, d’autres théoriciens donnent quelques conseils pratiques. Jérôme de Moravie (xiiie s.) tente une classification des registres des voix et indique comment exécuter certains ornements. Au xive s., Jean Des Murs est surtout soucieux de la justesse et conseille au chanteur de s’exercer au jeu des instruments pour éviter les fausses notes. L’enseignement du chant se répand alors dans les écoles monastiques et épiscopales ainsi que dans les couvents, où les familles nobles envoient étudier leurs enfants ; à partir du xiie s., il suscite la magnifique floraison des troubadours et des trouvères ainsi que le développement du motet médiéval. La notation des pièces liturgiques et profanes, parsemée d’ornements et de vocalises, témoigne déjà de l’habileté des chanteurs. Dès le xvie s., les Italiens affirment leur grande supériorité dans l’exécution vocale. Leur chant, écrit André Pirro, « avait le privilège de sortir tout naturellement du langage ». Plus beau, plus délicat, plus parfait que celui des autres pays, il souligne de manière émouvante les accents de la poésie sans se départir d’une grande simplicité. Aussi, l’Europe recrute-t-elle en Italie ses chanteurs de chapelle et bon nombre de ses chanteurs d’opéra. Des maîtres éminents ont en effet fixé des traditions qui vont permettre de maintenir dans les grandes villes de la péninsule, comme Florence, Rome, Venise, Bologne et Naples, de brillantes écoles. Après Giovanni Camillo Maffei, médecin et chanteur, auteur du premier traité consacré uniquement à la voix (« Lettre sur le chant » dans Delle Lettere... Libri due, Naples, 1562), Ludovico Zacconi (1555-1627) [Prattica di musica, 1592 et 1622] et Giovanni Battista Bovicelli (Regole, passagi di musica, 1594), Giulio Caccini (1550-1618), dès le début du xviie s., publie, en guise de préface à ses Nuove Musiche (1601), une brève méthode de chant dans laquelle, sans donner de conseils techniques précis, il insiste sur la nécessité d’une parfaite émission (justesse et qualité du timbre), d’une bonne respiration et indique comment exécuter ornements et passagi (dessins rapides plus ou moins longs) avec goût, sens de l’improvisation et virtuosité. Plus tard, on en vient à établir des exercices gradués, dont l’exécution exige travail et patience. L’enseignement du chant devient peu à peu essentiellement pratique. En 1723, Pier Francesco Tosi (1647-1727) rédige une méthode de chant qui servira de base à la formation des grands chanteurs italiens du xviiie s. Il commence l’éducation du chanteur par la pose de la voix à l’aide des sons filés, continue par la vocalisation des voyelles, l’étude des ornements, du port de voix et n’aborde le chant avec paroles, la déclamation lyrique, qu’en dernier lieu. Mais Tosi, comme après lui Giovanni Battista Mancini (1714-1800), néglige dans Pensieri e riflessioni sul canto figurato (1774) la respiration, lacune qui n’existe pas dans l’école française. Le compositeur Nicola Antonio Porpora (1686-1768), qui n’a laissé aucun traité, a été un excellent maître de chant. C’est en faisant travailler pendant cinq ans quelques exercices notés sur un seul feuillet qu’il donnera au célèbre Caffarelli tous les secrets du bel canto. Ce chant, base de tout le style vocal italien, abusait malheureusement trop de la technique pour ne pas sombrer bientôt dans la virtuosité pure.

La France restait rebelle à cet art. Au xviie s., alors que se développe l’air de cour et que le nombre des chanteurs s’accroît sans cesse, le P. Mersenne (1588-1648) traite pour la première fois de l’art du chant (l’Harmonie universelle, 1636). Il s’intéresse surtout à la qualité et à la justesse de la voix, au mécanisme de la respiration, aux vocalises (embellissements) et à la prononciation, mais ne néglige pas le chant italien, auquel il reconnaît, quant à l’expression, quelques mérites. L’audition des opéras italiens sous Mazarin devait, peu après, révéler aux Français un art vocal différent du leur et les amener à reconsidérer leur esthétique, et, par suite, à préciser certains principes techniques. En 1668, Bénigne de Bacilly (1625-1690), dans ses Remarques curieuses sur l’art de bien chanter, divise les voix d’après leur timbre, leur étendue et leur force, et énumère les principales qualités du chanteur : bonne voix, intelligence, oreille juste. Il dégage en même temps les tendances du chant français. Il condamne l’exagération et l’affectation, et affirme qu’une voix de volume moyen chante les ornements avec plus de douceur. Une voix même médiocre, mais nuancée peut surpasser une belle voix sans expression. Il préconise ainsi une interprétation à l’opposé de celle des Italiens, car il donne la primauté à l’articulation des paroles et à la déclamation, ce dont Lully s’inspirera en créant la tragédie lyrique. Vers la fin du xviiie s., les principes se modifient. On tente d’abord, dans une méthode de chant rédigée par les professeurs du Conservatoire (1803), de concilier les traditions italiennes avec les tendances nouvelles du « grand opéra ». Des élèves d’Antonio Maria Bernacchi (1685-1756), célèbre castrat italien, de Franz Danzi (1763-1826) et de Ferdinando Paer (1771-1839) publient des recueils de vocalises. Auguste Panseron (1796-1859) rédige une méthode de chant. Mais bientôt, sous l’influence de Meyerbeer et des célèbres chanteurs Nourrit (Louis [1780-1831], Adolphe [1802-1839] et Auguste [1808-1853]) et Louis Duprez (1806-1896), on en vient à estimer d’abord l’étendue et la puissance de la voix ainsi que la véhémence de l’expression. C’est alors que des physiologistes, tels François Magendie en 1808 et Félix Savart en 1825, proposent des principes nouveaux fondés sur la phonation. Manuel García (1805-1906), chanteur et homme de science, établit dans son Traité de l’art du chant (1847), puis dans ses Observations physiologiques de la voix humaine une méthode qui veut être rationnelle et où les lois musicales du chant s’accordent avec celles de la science nouvelle. Après Charles Amable Battaille (1822-1872), des savants comme Raoul Husson ont, de nos jours, approfondi l’étude des problèmes de la phonation. L’exécution des œuvres contemporaines soulève des difficultés d’interprétation qui rendent encore plus malaisée l’utilisation d’une méthode passe-partout. Elle condamne le chanteur à disposer d’un répertoire beaucoup moins étendu et à se spécialiser. Depuis Wagner, les compositeurs, souvent peu préoccupés des exigences de la voix, de sa technique et de ses registres, ont non seulement enlevé à la mélodie la prépondérance absolue et la brillante ornementation que les Italiens lui accordaient avant Verdi, mais encore sans cesse accumulé les difficultés d’exécution, aussi bien en ce qui concerne les intervalles (usage du quart de ton) que le rythme et la déclamation (Sprechgesang de Schönberg, par exemple). D’autre part, ils exigent de l’interprète un strict respect du texte et une traduction fidèle et claire des inflexions de la parole.