Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Camões (Luís Vaz de) (suite)

Resté dissipateur, Camões se plaint sans cesse de sa misère. En 1567, il s’embarque pour le Portugal. Faute de moyens, il doit interrompre son voyage au Mozambique. Il y révise ses manuscrits, dont le Parnaso, recueil d’œuvres lyriques qui lui sera dérobé. En 1570, la générosité de quelques amis lui permet enfin de regagner Lisbonne. Les protecteurs ne font pas tout à fait défaut au poète, et les Lusiades passent aisément l’examen de la censure religieuse. Un décret royal (24 sept. 1571) en autorise la publication et octroie à l’auteur une pension renouvelable de 15 000 reis. Cette rente modeste récompensait plus les services du soldat que ceux du poète.

Les dernières années de Camões furent attristées par le spectacle des malheurs et de la décadence de sa patrie. Il ressentit durement l’ébranlement du désastre d’Alcaçar-Quivir (août 1578). Sa mort, le 10 juin 1580, au cours d’une épidémie de peste, lui épargna d’assister à l’entrée de Philippe II d’Espagne à Lisbonne. Il semble bien qu’il ait prévu l’effondrement prochain lorsqu’il écrivit : « Tous verront que j’étais si attaché à ma patrie, que j’ai voulu non seulement y mourir, mais mourir avec elle. »

Camões laissait, outre les Lusiades, des poèmes en mètres anciens et italiens et des pièces de théâtre. Publié comme le reste de son œuvre, sauf les Lusiades, après la mort du poète, ce théâtre n’était pas très prisé de son auteur. Son premier auto est « le passe-temps d’un humaniste en herbe » (G. Le Gentil) ; le Roi Seleucus est une petite pièce en un acte qui vaut surtout par son évocation du monde du théâtre populaire ; le Filodemo, joué aux Indes, fait renaître le monde de la pastorale et des romans de chevalerie ; il est aussi une satire du pétrarquisme par un pétrarquisant, pleinement intégrée à la tradition ibérique.

Poète des soirées mondaines de la Cour, Camões excelle dans les mètres courts de cinq, six et sept syllabes. Ses redondilhas prolongent la tradition originale et féconde des chansons d’ami du Moyen Âge. Il triomphe aussi dans les gloses des motes, souvent choisis et imposés par les dames. La grâce et l’enjouement du poète font souvent oublier la convention et l’artifice propres du genre. Ses vers heptasyllabiques peuvent même accueillir et exprimer avec un rare bonheur une pensée morale et religieuse, comme dans les strophes qui commentent le psaume 136 : Super flumina Babylonis.

Mais les poèmes écrits en mètres italiens sont avec les Lusiades le plus beau titre de gloire de Camões. La cause du pétrarquisme était gagnée à son époque. Comme beaucoup d’autres poètes portugais, il n’en a pas moins continué à cultiver concurremment les deux formes de poésie, celle de la tradition ibérique avec l’heptasyllabe et celle à la mode du temps avec le décasyllabe italien. Mieux que ses prédécesseurs, il a su utiliser ce dernier mètre pour y « enfermer une pensée dans une forme pleine aux contours précis ». L’influence du Cortegiano et des Dialoghi d’amore n’empêche nullement son œuvre de rester personnelle. Son réalisme fait place à la nature, et, même lorsqu’il traduit, Camões dépasse fréquemment ses modèles. Il se raconte lui-même dans une poésie subjective et sincère où la peinture de la souffrance individuelle tient plus de place que celle des joies. Certains de ses sonnets, parmi les deux cents qu’il nous a laissés (Amor é fogo que arde sem se ver..., Aqueles olhos claros que chorando..., Alma minha gentil, que te partiste..., Transforma-se o amador na cousa amada...), sont parmi les plus beaux de la langue. Certaines de ses octaves (Sur les désordres du monde...) et de ses églogues (À la mort de D. Antoine de Noronha, de Jean III et de Jean, père de D. Sébastien) sont des chefs-d’œuvre qui donnent « une impression unique de grandeur et de majesté ».

Le titre du chef-d’œuvre de Camões doit être entendu au masculin : Os Lusiadas. Si la Franciade (1572) est l’épopée de la France et la Henriade (1723) celle du roi Henri IV, les Lusiades, descendants de Lusus, fondateur supposé de la Lusitanie, ce sont simplement les Portugais. Souvent traduit en français, le poème des Lusiades n’a pourtant jamais connu en France qu’un succès modeste. Il en fut autrement en Espagne, où deux traductions circulaient déjà moins de dix ans après sa publication, où Philippe II, après la mort de Camões, renouvelait en faveur de sa mère la pension servie au poète et où les plus grands écrivains du siècle d’or chantent les louanges des Lusiades. Diverses circonstances historiques, comme la perte de l’indépendance et les soixante années de la monarchie dualiste, ont contribué à faire du poème la bible des patriotes portugais, le livre où s’expriment le mieux les qualités et le génie nationaux. On a pu vraiment dire de Camões que « le poète achève la nation en la sublimant ».

Le xvie siècle est celui de l’épopée baroque. L’Araucana de Ercilla chante les exploits récents des Espagnols dans le sud de l’Amérique, mais le merveilleux en est absent et elle est surtout une chronique rimée. La Jérusalem délivrée du Tasse raconte des événements reculés : la prise de Jérusalem par Godefroi de Bouillon. Elle n’a pas été vécue et tombe souvent dans le romanesque. En face de ces deux tentatives, le poème de Camões apparaît comme l’expression esthétique d’une épopée maritime commencée depuis un siècle et demi (1415), et qui dure encore. Il est le poème de l’âge moderne parce que la grande transformation historique du xvie s. a pu y trouver un rythme d’expression. Il est aussi le message d’un peuple à l’humanité au moment où Magellan, « ôtant la terre des épaules d’Atlas, la lança dans l’espace ».

Les Lusiades sont un poème de 8 816 vers divisés en dix chants et écrits d’un bout à l’autre en strophes de huit vers décasyllabiques (a b a b a b c c). Le sujet, apparemment très restreint, est le récit de la dernière partie du premier voyage de Vasco de Gama en Inde (1497-98). Lorsque le lecteur prend contact avec l’amiral et ses marins, les navires ont déjà franchi le cap de Bonne-Espérance et naviguent à la hauteur des côtes du Mozambique. L’amiral, conseillé par un pilote expérimenté, parvient en Inde. Il y négocie laborieusement, réussit à rapporter des épices, mais n’obtient pas la signature d’un traité de commerce, objet principal de son voyage.