Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cambodge (suite)

Le premier acte, à la fois politique et rituel, de ce règne apparaît dans l’organisation d’une liturgie particulière, accomplie par le chapelain royal sur la montagne du Phnom Kulên, dans une volonté bien affirmée de libérer le Cambodge du « joug de Java ». Rituel libérateur, mais aussi rituel unissant les vieilles croyances autochtones au lieu saint sur les hauteurs et les mythes indiens. Les inscriptions ultérieures mentionneront en effet les titres des textes sanskrits utilisés par le savant brahmane, ordonnateur de la cérémonie. Dès lors, un culte royal est fondé : il prend le nom de culte du devarājā, « roi dieu », ou « roi des dieux ». Par lui, les assises divines de la souveraineté khmère sont mises en place. Par lui, le roi s’identifie à la fois au dieu dont il prendra le nom après sa mort et au génie protecteur du pays tout entier. Cette religion, qui n’est qu’une des variantes mondiales de la conception du caractère sacré de la royauté, mais une des plus riches, va se poursuivre à travers les règnes, survivant aux troubles intérieurs, aux guerres étrangères, aux usurpations. Elle coexistera avec le brahmanisme et le bouddhisme, ou plutôt s’y trouvera comme intégrée par la personne du roi : qu’il soit lui-même brahmaniste ou bouddhiste, il sera avant tout le devarājā.

C’est le deuxième successeur de Jayavarman II, le roi Indravarman Ier (877-889), qui fit s’épanouir la religion du devarājā — on pourrait dire le système — à la fois sur le plan idéologique, politique et économique. Il fit construire non plus un temple sur une montagne, mais un « temple-montagne », reconstituant ainsi le lieu saint originel dans une architecture élaborée, inspirée de l’Inde. En 881 s’éleva le Bàkong, pyramide à degrés symbolisant le mont central de l’univers, le mont Meru de la cosmologie indienne. Là fut placé le liṅga, emblème phallique, à la fois essence divine de Śiva et « moi subtil » du roi. En même temps, le roi organise l’espace, aménage les terres en faisant creuser de grands bassins régulateurs des pluies, permettant ainsi une culture intensive du riz.

Yaśovarman Ier, son fils, régna de 889 à 900. Règne bien court, mais pendant lequel fut fondée la première Angkor, cité quadrangulaire entourée de murs et de douves, ayant en son centre la colline du Phnom Bakheng surmontée d’un temple à gradins. Comme ses prédécesseurs, il poursuivit l’œuvre architecturale et l’œuvre d’hydraulique agricole, liant le temple à la rizière, l’économique au divin, le pouvoir humain aux puissances surnaturelles.

Après des dissensions survenues au début du xe s. et un déplacement provisoire de la capitale royale au nord d’Angkor, à Koh Ker, les grands souverains des xie et xiie s. allaient donner au Cambodge un éclat sans pareil dans tout le Sud-Est asiatique.

Sūryavarman Ier (1002-1050) étendit sa domination aussi bien au nord, vers l’actuel Laos, que vers l’ouest, dans la basse vallée du Ménam, au Siam. Il rallia à lui quelques gouverneurs dissidents, reprit en main l’ensemble du territoire, fit prêter serment d’allégeance dans toutes les provinces.

Le xiie s. vit les deux plus grands monarques de la dynastie angkorienne : Sūryavarman II (1113 - v. 1150), fin diplomate, général conquérant, bâtisseur de génie, auquel on doit le temple d’Angkor Vat, et Jayavarman VII (1181 - v. 1218), le plus attachant et le plus prodigieux des rois khmers.

À vrai dire, la fin du règne de Sūryavarman II portait les germes de troubles graves : le roi avait conquis son voisin de l’est, le Champa, royaume indianisé occupant le territoire de l’actuel Viêt-nam du Sud. Mais, quelques années après sa mort, les Chams prirent leur revanche : en 1177, ils investirent Angkor par surprise et trouvèrent dans la place un usurpateur. Le prince qui devait régner sous le nom de Jayavarman VII guerroya de longues années dans la brousse avant de reprendre le trône de son père. L’ayant reconquis, il couvrit le territoire de monuments admirables : le Bàyon aux visages multipliés qui ne sont autres que celui du roi lui-même, identifié au bodhisattva compatissant du bouddhisme mahāyāna, Lokeśvara ; puis le Preah Khan et le Tá Prohm, élevés en souvenir de ses parents, Banteay Chmar et bien d’autres. La ville atteint une splendeur suprême. On y accède par des voies bordées de « nāga-balustrades » et de statues de géants, par des portes monumentales. Le roi fait partout bâtir des hôpitaux pour le bien du peuple, dispensaires gratuits où sont distribués les remèdes, mais où, d’après les inscriptions qui décrivent leur organisation, l’âme aussi est soignée selon la voie de la délivrance bouddhique et de l’illumination intérieure.

Personnalité émouvante, soucieux du bien de ses sujets mais les épuisant pourtant par des constructions considérables et des guerres de frontières, Jayavarman VII porta le Cambodge à son apogée, fit jaillir de ce peuple déjà pétri d’une riche expérience de civilisation une inspiration unique : les murs de ses temples reflétèrent la vie quotidienne avec verve ; la ferveur artistique vivifiée par le bouddhisme du roi se dégagea de l’expression hiératique héritée du brahmanisme.


La chute d’Angkor

Après le règne brillant de Jayavarman VII, le Cambodge se trouve quelque peu épuisé. Mais une nouvelle lumière l’éclaire, celle d’une religion universelle, et non plus seulement réservée au roi et à la Cour. Le bouddhisme de son souverain s’est transmis au peuple, et les bonzes ont poursuivi l’œuvre d’enseignement et d’édification. Aussi, lorsque, au cours du xiiie s., des rois hindouistes montèrent de nouveau sur le trône d’Angkor, renouant avec la vieille tradition sivaïte du devarājā, une scission commença-t-elle de se produire entre le pouvoir et le peuple. Sous le règne de Jayavarman VIII (1243-1295), des troubles éclatèrent. En outre, ce fut l’époque des invasions mongoles : les émissaires de Kūbīlāy, petit-fils de Gengis khān, firent irruption dans tous les pays du Sud-Est asiatique, réclamant partout le tribut de vassalité, et se présentèrent devant Angkor.

Le Cambodge se soumit. Peu à peu, la souveraineté khmère s’affaiblit, perdit ses caractères grandioses. Indrajayavarman (1308-1327) tenta de ressusciter la théocratie, persécuta les bouddhistes, allant même jusqu’à encourager le vandalisme.