Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cambodge (suite)

En même temps, la puissance des Thaïs, descendus à cette époque des confins septentrionaux, ne faisait que croître. Toute l’histoire du Sud-Est asiatique allait s’en trouver modifiée. C’est en effet sous les coups répétés de la nouvelle dynastie d’Ayuthia, fondée au Siam en 1350 par le roi Râmâdhipati Ier, qu’Angkor, après une série de sièges et une résistance longue et acharnée, finira par s’écrouler en 1431, entièrement pillée et ravagée, entourée d’une campagne vouée à l’inondation et aux épidémies par suite de la détérioration de son système hydraulique.

La tradition fait état, dans la première moitié du xive s. et sous la forme d’une légende, d’un changement profond : la dynastie d’Angkor aurait été renversée par un samrê, homme du peuple appartenant sans doute à une ethnie de brousse, jardinier au Palais. S’étant rendu coupable du meurtre du roi, c’est ce samrê qui, à son tour, serait devenu roi du Cambodge, fondant une nouvelle lignée, de souche populaire et fondée sur de tout autres données que la dynastie angkorienne.

Ainsi la révolution interne, à la fois religieuse et politique, à laquelle se joignirent les entreprises étrangères, celles des Mongols puis celles des Thaïs, fit s’effondrer, après plus d’un siècle de soubresauts, la civilisation éblouissante des rois d’Angkor, aussi rayonnante du point de vue culturel que du point de vue économique.

Le roi Ponhéa Yat, dernier souverain à avoir régné quelque temps à Angkor, dut pourtant l’abandonner vers 1433 après avoir chassé les garnisons siamoises et s’y être fait consacrer. C’est lui qui fonda la nouvelle capitale de Phnom Penh, au lieu dit « les Quatre Bras », en 1434, et inaugura une période fort obscure et troublée, pour laquelle nous n’avons d’autres sources historiques que les chroniques ou annales, textes en partie légendaires et de tradition orale, sans cesse recopiés et modifiés au cours des siècles.


Les « rois de la chronique »

Avec le transfert de la capitale à Phnom Penh et le changement de caractère fondamental de la royauté, la période dite « moderne » de l’histoire du Cambodge commence, et avec elle l’ébauche d’une lutte constante pour l’intégrité territoriale et le maintien de la tradition culturelle.

Les successeurs de Ponhéa Yat eurent à combattre de nouvelles incursions siamoises, aussi bien dans les régions situées au nord-ouest du Grand Lac que dans celles de l’ouest et du sud, en bordure du golfe de Siam. Après une révolte intérieure due à l’usurpateur Kan, le xvie s. vit surgir un souverain de grande envergure, Ang Chan (1516-1566). Renouant avec la tradition des rois bâtisseurs, Ang Chan construisit une nouvelle capitale, la ville de Lovêk, fortifiée de remparts et ornée de sanctuaires. Lui aussi eut à lutter contre les Siamois et tint garnison à Angkor. Sous son règne, et pour la première fois au Cambodge, un missionnaire portugais vint à la Cour. Dans la seconde moitié du xvie s., sous les règnes de Paramarâja et de Sâtha Ier, de nouveaux missionnaires portugais et espagnols affluèrent, qui « découvrirent » les monuments d’Angkor. Mais cette époque, qui était par ailleurs celle des invasions birmanes au Siam et au Laos, fut également funeste pour le Cambodge : le souverain siamois d’Ayuthia, Phra Naret (Naresuen), qui avait réussi à vaincre les Birmans sur son propre territoire, voulut étendre sa puissance vers l’est. Il marcha sur Lovêk, qu’il prit en janvier 1594. Ce fut une catastrophe irrémédiable : pillage et destruction, fuite du roi Sâtha Ier vers le Laos, désorganisation du pays, qui, bientôt, à la suite d’une malencontreuse intervention espagnole, devint un champ de bataille et d’émeute. Des massacres d’étrangers eurent lieu, en même temps que de sanglantes querelles de palais compromettaient la succession au trône. Après une série d’assassinats et de régences, le roi Chey Chêtthâ II réussit à reprendre le gouvernement du royaume meurtri et établit sa nouvelle capitale à Oudong. En 1620, il épousa une princesse de Cochinchine, fille du roi Saï Vuong, de la dynastie des Nguyên. Ainsi se jouait l’autre phase du destin du Cambodge : après les épisodes dramatiques dus à la volonté d’expansion des Siamois d’Ayuthia allait désormais se dessiner et se poursuivre l’implantation lente et sûre des Vietnamiens dans le delta du Mékong.

En 1642, un curieux souverain présida aux destinées du Cambodge : Râma l’Apostat, ainsi surnommé en raison de sa conversion à l’islām, fait unique dans l’histoire religieuse du pays. Le roi s’entoura de Javanais et de Malais immigrés, et ordonna le massacre des Hollandais récemment installés à Phnom Penh. Un traité fut pourtant conclu en 1655, qui accordait quelques avantages à la Compagnie hollandaise des Indes orientales.

Ces événements étaient significatifs : d’une part, la royauté khmère cessait, de règne en règne, de représenter un réel pouvoir, économique, politique, religieux, et d’autre part l’ouverture aux étrangers aboutissait soit à des troubles sanglants, soit à des échecs, à des entreprises limitées, non suivies de conséquences favorables, commerciales ou culturelles. En fait, le xviie s. tout entier accusa ce caractère de désintégration progressif. Une lutte fratricide opposa les princes de la famille royale, toujours en compétition pour régner et toujours obligés d’appuyer leur autorité problématique tantôt sur le Siam, tantôt sur le Viêt-nam. L’aide de l’un ou de l’autre pays ne manquait pas de s’accompagner d’interventions armées ou d’annexions de fait.

Déjà au début du xviiie s., le Cambodge se trouvait diminué de ses provinces de l’ouest, de ces régions mêmes qui avaient vu sa grandeur et son épanouissement. Peu à peu, ce fut l’ensemble du delta du Mékong, autrefois berceau du royaume du Fou-nan, qui passa au pouvoir des Vietnamiens et devint la Cochinchine. La ville khmère de Prei Nokor s’effaça devant la cité sino-vietnamienne de Saigon. Le dernier roi du xviiie s., Ang Eng, avait dû se réfugier au Siam en raison des troubles qui désolaient son pays. Couronné à Bangkok en 1794, il ne revint au Cambodge qu’avec l’appui d’une armée siamoise. Son successeur, Ang Chan II, fut lui aussi couronné à Bangkok, en 1806, ce qui ne lui évita pas de payer tribut de vassalité au souverain du Viêt-nam.

Le règne d’Ang Chan II fut tout entier marqué par le dramatique dilemme de l’histoire cambodgienne : être inféodé au Siam ou au Viêt-nam, voir le territoire national amputé des deux côtés, et les princes de la Cour s’opposer pour l’une ou l’autre cause, au détriment du sentiment national ou de l’unité du pays.

En 1832, Ang Chan II dut se réfugier en Cochinchine pour fuir l’invasion du Cambodge par les armées siamoises. À sa mort, en 1834, l’empereur du Viêt-nam, Minh Mang, imposa, sur le trône khmer devenu fantomatique, une jeune princesse, Ang Mei. Celle-ci devait « régner » nominalement, quasi prisonnière et sous tutelle impérieuse du Viêt-nam, de 1835 à 1841.