Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Calvin (Jean) (suite)

Calvin et Luther

Il ne faut pas surévaluer les différences qui séparent les deux courants majeurs de la Réforme. Théologiquement, ils sont fondamentalement proches. Dans une famille spirituelle comme dans l’autre, l’intérêt majeur est le même : mettre au centre de la prédication et de la vie de l’Église le message évangélique du salut par la grâce, par le moyen de la foi seule en Jésus-Christ.

Tout le reste est secondaire. L’opposition sur l’eucharistie ne sépare pas les luthériens des calvinistes, mais bien le réalisme, auquel tiennent également les uns et les autres, du symbolisme, notamment représenté par Zwingli*. Sur le fait de la présence et de l’action du Christ glorifié dans la Cène, luthériens et calvinistes sont d’accord ; ils divergent sur l’explication des modalités de cette présence et de cette action, mais, en aucune façon, ni les uns ni les autres ne sauraient adhérer à la thèse zwinglienne, selon laquelle l’eucharistie n’est qu’un mémorial dont l’élément essentiel est constitué par la piété des croyants se souvenant du Christ et de ses sentiments lors de l’institution du repas souvenir.

Dans cette convergence essentielle se marque une divergence notoire d’accentuation des motifs centraux du christianisme. Le luthéranisme est plus fortement marqué que le calvinisme par l’expérience spirituelle qui se situe à son origine, le drame et la lutte intérieure d’un moine à qui les règles et exercices de son ordre ne procurent pas la paix qu’il recherche, et sa quête héroïque d’une réponse satisfaisante à la question qui le tourmente : comment puis-je avoir la certitude qu’il existe pour moi un Dieu miséricordieux ? Il y a donc un moment subjectif très fort à l’origine du luthéranisme.

Rien de tel dans le calvinisme. Les circonstances exactes de la conversion de Calvin restent, jusqu’à ce jour, obscures et, s’il pose au début de son catéchisme la question de savoir quelle est la « fin principale » de la vie humaine, c’est de façon théorique et paisible, comme l’est aussi la réponse que l’enfant doit donner à cette première question de son pasteur : « C’est de connaître Dieu et de le servir. » Le moment subjectif est, ici, réduit à sa plus simple expression, et le centre de gravité est manifestement autre : non plus de savoir comment l’homme se réalisera lui-même, mais comment, notamment dans son destin personnel mais aussi ailleurs, la gloire de Dieu sera manifestée.

Il y a plus qu’une nuance : d’un côté, l’Évangile apparaît comme la seule réponse valable à la question angoissée de l’homme concernant son destin ; de l’autre, on souligne que la gloire de Dieu, ce qui fait qu’il se manifeste et est reconnu comme Dieu, c’est, à côté de son œuvre créatrice et de gouvernement du monde en vue de son accomplissement, le fait que l’homme, créature clé et significative, soit libéré de toutes ses aliénations pour le temps et l’éternité. Le « point de vue » est universel dans le calvinisme, alors que, dans la tradition luthérienne jusqu’à Kierkegaard et Bultmann, il reste fortement marqué de préoccupations existentialistes.

Il faut ajouter quelques autres motifs actuels, de ceux que le dialogue œcuménique contemporain a pris l’habitude de nommer non théologiques : la réforme luthérienne naît dans un couvent, le mouvement calvinien à la Sorbonne ; il faudra au moine allemand des années d’agonie spirituelle pour rompre avec son ordre, tandis que, s’il a été tonsuré comme enfant, Calvin n’a jamais été ordonné et quittera le catholicisme sans bruit ni incident aucun. Luther est un affectif impétueux, Calvin un intellectuel rigoureux, froid, systématique ; l’un est caractérisé par la fougue prophétique, qui s’exprime parfois dans un tumulte chaotique de pensées et de paroles, l’autre, par la force, la clarté et l’ordre d’une intelligence rompue à toutes les disciplines universitaires de son époque. Le génie germanique s’exprime fougueusement par le premier, la rigueur des « humanités » gréco-latines par le second. Luther est l’ancêtre des grands romantiques, Calvin préfigure et annonce Descartes.

Les conditions politiques dans lesquelles naissent les deux mouvements sont aussi d’une capitale importance. Luther proclame l’Évangile tel qu’il vient de le redécouvrir dans sa pureté originelle, dans une Allemagne profondément divisée ; dès le début, il pourra jouer de l’appui que lui accordent certains princes contre un pouvoir impérial aussi clérical que contesté. Comme, d’autre part, il a, dès 1524, à faire face aux terribles révoltes populaires de la guerre des paysans, il sera confronté, dès le départ, à la question du pouvoir politique : rebelle à l’autorité impériale, il sera conduit à accorder une importance exagérée aux « bons princes », ceux qui soutiennent la Réforme ; craignant l’anarchie, il s’appuie sur eux pour combattre les paysans et ne tarde pas à justifier une alliance de fait entre la nouvelle Église évangélique et les États gouvernés par des princes protestants, alliance qui jouera un rôle central dans toute l’histoire du protestantisme allemand jusqu’à nos jours.

Calvin n’a en face de lui que la France, déjà solidement unifiée et organisée sous la direction d’un prince catholique : dès ses premières manifestations de rupture à l’égard du catholicisme, il doit prendre le chemin de l’exil et former des laïcs et pasteurs en vue d’une Église persécutée. Si l’on peut considérer sa tentative d’organiser Genève comme une compensation à son impuissance sociale et politique sur le plan français, il faut voir aussi que cet exemple d’une cité chrétienne, soumise d’ailleurs à un pouvoir terriblement autoritaire, reste aussi limité dans le temps qu’isolé dans l’espace. Jamais il n’a été, comme Luther, confronté aux problèmes du gouvernement des États.


L’établissement de la Réforme calvinienne

C’est par accident que Calvin se fixe à Genève : après la publication de l’Institution en 1536, il se rend en Italie et séjourne à Ferrare où, autour de Renée de France, un cercle d’évangéliques s’était constitué. Puis, après un bref séjour à Bâle, il se rend en France pour liquider ses affaires avant de s’exiler définitivement. Son intention est de s’établir à demeure à Strasbourg à côté de Bucer, avec qui il se sent en étroite parenté spirituelle, et de se consacrer exclusivement à la révision et à la mise au point de l’Institution. Mais la guerre entre François Ier et Charles Quint fait rage en Champagne ; Calvin doit donc faire le détour par Genève en juillet 1536. Il ne veut y rester qu’une nuit, mais Guillaume Farel, réformateur de la ville, apprend qu’il est de passage et veut le retenir. Calvin objecte en vain qu’il n’est qu’un homme d’étude et de cabinet.

C’est à contrecœur et bien décidé à ne pas quitter l’ombre studieuse qu’il s’installe au bord du Léman. Les circonstances ne tardèrent pas à l’obliger à sortir de sa réserve.