Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Butor (Michel)

Écrivain français (Mons-en-Barœul 1926).


Introduction

De Passage de Milan à Mobile, de Réseau aérien à Degrés, Michel Butor met en œuvre une conception cartographique de la littérature. Chacun de ses livres est une exploration composée de relais et de correspondances, comme si l’écrivain avait jeté sur la région à parcourir un filet fictif de méridiens et de parallèles.

En faisant un « dernier » voyage Paris-Rome, le héros de la Modification croyait aller vers son vrai « moi », vers sa vraie vie. Or, les points successifs de son trajet allument pour ainsi dire, par « association », maintes zones de sa mémoire, en sorte qu’au moment d’arriver à destination il peut voir son existence comme un espace et non plus comme une histoire. Cet homme n’a pas changé : il se trouve seulement modifié parce qu’il constate que son être est un réseau complexe de relations dans lequel il ne peut « choisir ». Le terme de ce voyage n’aura pas révélé la vérité définitive d’une conscience, mais seulement un ensemble de rapports (entre présent et passé, entre désir et réalité) dont un nouvel événement pourra modifier la disposition. Il faut admettre en nous l’existence, mais toujours précaire, d’un système : tel est l’un des traits essentiels de la vision du monde de Butor. Chez Proust, une perception fortuite, instantanée (la « petite madeleine ») permet au narrateur de recouvrer, présente et permanente, toute l’étendue de sa conscience. Ignorant au contraire les moments privilégiés, Butor nous dit qu’une perception nouvelle ne fait que modifier notre espace psychique, comme tout point nouveau reconnu sur un territoire confère à la carte de celui-ci un nouvel aspect.

Or, le trajet Paris-Rome d’un représentant coïncide avec le cheminement d’un auteur qui se veut représentant du monde en écriture, et, de même que l’un prend peu à peu conscience de sa « relativité », l’autre décrit cette prise de conscience en adoptant l’attitude « relationnelle » du cartographe qui commence par faire d’une région donnée un relevé.


Le génie du lieu

Butor reprend-il une esthétique « du point de vue » illustrée par l’un des écrivains qui l’impressionnent le plus, Henry James ? Pas exactement, car James donnait encore à la durée une valeur primordiale, tandis que Butor se livre à un travail de localisation, dont la plupart de ses titres soulignent l’importance. Son génie du lieu consiste à choisir pour objet romanesque ou poétique un carrefour de perspectives, un lieu géométrique. Stendhal pensait qu’il fallait arracher l’espace au temps : Passage de Milan démontre le contraire. Le premier roman de Butor est localisé dans un immeuble parisien dont la répartition sociologique fournit à l’écrivain un canevas efficace. Grâce à cette unité de lieu, il guidera son lecteur d’étage en étage, lui faisant ainsi découvrir la variété d’un microcosme psychosocial. Héritier de Joyce et de Dos Passos, Butor sait que, pour narrer l’histoire des gens, il faut les situer en un endroit bien précis, où ils se croisent et s’ignorent : dans notre civilisation, l’espace a tous pouvoirs sur le temps, qu’il morcelle, et, en localisant avec rigueur l’action d’un récit, Butor nous révèle le temps tel qu’il existe fondamentalement en nous sous la forme du simultané et du provisoire. Mais Passage de Milan évoque aussi le vol de l’oiseau mythique égyptien, dont l’ombre préfigure ce qui a lieu dans ces limites du temps et de l’espace. Ce vol « préfigurant » est celui de l’écrivain, qui prend son bien dans le réel, certes, mais dans un réel représenté, car, dans la vie concrète comme dans la littérature, l’homme n’est jamais qu’un ensemble d’images et de projections. Pour Butor, le premier « degré » de l’humain est un tumulte de fantasmes, et son second « degré » la transcription littéraire de ce fourmillement. Le rôle et la valeur de la littérature, ou plutôt de l’écriture, consistent à révéler comment s’articulent entre elles nos représentations ou, si l’on préfère, à dégager des chemins et des confluences dans la forêt de nos symboles. L’intelligence de l’œuvre de Butor doit être d’abord fondée sur ses aspects techniques, car, pour lui, l’intelligence du monde vécu commence par ces techniques insoupçonnées que sont l’emploi de notre temps et celui de notre langage. Nous sommes de tâtonnants explorateurs auxquels l’écrivain propose des cartes — et d’état-major —, où distances et reliefs sont indiqués par un système de signes.

Ainsi, le narrateur invisible de Mobile, voulant faire une « représentation des États-Unis », n’aurait jamais pu rendre compte de sa traversée de cinquante États, avec leur infini clavier de populations et de paysages, s’il n’avait exploité le rapport espace-temps représenté par ces fuseaux horaires qui « modifient » nécessairement les perceptions de tout voyageur en un très vaste pays. En concevant qu’il est déjà 7 heures à Cincinnati, quand il n’est que 1 heure à Hollywood, on possède déjà une grille de re-connaissance d’un ensemble américain composé de lieux-temps alternés avec régularité : la simultanéité contradictoire « Cincinnati-Hollywood » fait apparaître en filigrane la totalité des États-Unis. Mais, à cette première grille, le narrateur superposera celle du langage, composée des mots infiniment variés désignant villes, peuples, objets, paysages. Butor place le lecteur devant la plus vraie des réalités américaines : celle d’un parler, dont il dispose les éléments comme autant de signaux, dont chacun a un vaste pouvoir évocateur et qui traduisent mieux qu’un atlas l’immensité diverse d’une nation.


L’homme est son double

Aussi, la notion d’économie est-elle à ce point primordiale chez Butor qu’elle préside à toutes ses activités littéraires (roman, poésie, commentaires critiques sur tous les arts), qui forment une même totalité d’écriture. Butor est fasciné par les « systèmes » découverts et utilisés par Dante, Montaigne, Balzac, Proust afin de maîtriser l’immense matière humaine traduite par leur œuvre. Comparant les Essais à un réseau hydrographique, démontant les mécanismes de Raymond Roussel, analysant les méthodes de Proust, il observe que le problème essentiel de l’écrivain consiste à faire voir le réel comme un organisme : si l’on veut tout dire, il faut trouver les clés de ce tout. Pourtant, son esprit de système n’a rien de systématique. Si ses livres se présentent comme des ensembles de rapports et de correspondances, s’ils sont comparables à l’écriture musicale de Stravinski ou de Schönberg, Butor prend soin, cependant, de nous montrer ces « portées » comme des possibles et non pas comme des réalités fixes, déterminées, formellement immuables. Il croit bien moins aux structures pour elles-mêmes qu’à leur existence inévitable, mais toujours souple, toujours susceptible de renouvellement.