Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

bureaucratie (suite)

Dans son observation, Selznick part de la délégation d’autorité le long de l’échelle hiérarchique en fonction de la spécialisation des tâches permettant d’obtenir de meilleures compétences dans chaque spécialité. Il constate que les divergences d’intérêts et de buts augmentent entre groupes de spécialistes différents, qui ont tendance à ne plus avoir les mêmes objectifs au sein d’un même ensemble rationnel défini au départ. Les conflits entre sous-groupes finissent par l’emporter sur les préoccupations à l’égard des buts de l’organisation, le contenu des décisions étant fortement influencé par ces conflits internes.

Alvin W. Gouldner montrera ultérieurement qu’un excès de contrôle destiné à stimuler l’absence des motivations au travail provoque des tensions, qui sont partiellement réduites par la substitution de règlements impersonnels à la surveillance directe des agents. La généralité des règles renforce les possibilités particulières d’échapper à leur effet de stimulation, ce qui réintroduit la nécessité d’une surveillance étroite. La règle, pièce centrale du système bureaucratique, devient ainsi à la fois le moyen de rendre tolérable psychologiquement les nécessités du contrôle et le moyen de négocier ses efforts en se protégeant derrière le respect de la lettre. La conséquence inattendue d’un tel fonctionnement est que la règle, loin d’être garante d’une application automatique des décisions centrales et rationnelles, devient le lien de négociations à propos de son interprétation. L’observance des règles de sécurité dans le travail en fournit un exemple frappant. Tous les travaux issus de la théorie des dysfonctions mettaient ainsi l’accent sur la résistance du facteur humain à la rationalisation totale des rapports humains dans les organisations modernes.

Une troisième étape de la réflexion s’ouvre, à partir de la décennie 1950, lorsque les chercheurs s’interrogeront sur la notion même de rationalité, notion univoque et prise comme allant de soi jusqu’alors. Ce renversement est lié à un progrès des travaux scientifiques, qui, avec le développement de recherches portant sur les prises de décisions, pose le problème non plus seulement de l’application, mais également de l’élaboration des décisions au sein des organisations.

Herbert A. Simon est à l’origine de ce renversement. Il critique vivement le principe du « one best way » (une fois le but fixé, il n’y a toujours qu’un seul meilleur moyen de l’atteindre) en lui substituant le concept de rationalité limitée. L’homme ne peut parvenir à la rationalisation absolue et totale, limité qu’il est par ses capacités cognitives et par l’information dont il dispose lorsqu’il prend une décision. Cette conception de la rationalité limitée des acteurs se fonde en outre sur une critique tout aussi radicale de l’optimisation, notion de base de la théorie économique classique. Herbert Simon montre que les plans élaborés par les dirigeants ne répondent pas à un critère d’optimisation rationnelle, compte tenu des ressources dont ils disposent, mais qu’ils ne s’arrêtent bien souvent qu’à la première solution satisfaisante qu’ils rencontrent. Ainsi, la bureaucratie, dans cette perspective, est-elle envisagée non plus comme un modèle d’organisation supposant une rationalité qui s’impose, mais comme un modèle lié à un certain type de rationalité, à côté d’autres types possibles.

Michel Crozier a tenté d’intégrer l’apport d’Herbert Simon dans une perspective sociologique plus large, en rapprochant cette conception néorationaliste des recherches entreprises parallèlement par l’école de sciences politiques américaine sur le pouvoir, en cherchant à démontrer que le type de rationalité des acteurs sociaux était fortement déterminé par leur position de pouvoir au sein de l’organisation. Le pouvoir d’un individu à l’intérieur d’une organisation dépend, selon lui, de sa capacité à contrôler une source d’incertitude déterminante pour la bonne marche de l’organisation. Celle-ci peut répondre à ce problème soit en figeant les rapports de pouvoir par des structures rigides, soit en trouvant le moyen de maintenir, à travers des équilibres souples, le minimum de cohérence nécessaire. Dans cette théorie, la première solution correspond aux formes d’organisations bureaucratiques. Crozier est ainsi conduit à définir l’organisation bureaucratique comme une organisation qui ne peut ni se corriger facilement en fonction de ses erreurs, ni innover ou s’adapter aux transformations de son environnement.


La bureaucratie à l’épreuve de l’innovation

À partir de la décennie 1960, la critique de la bureaucratisation se radicalise. Cette nouvelle critique ressortit davantage à l’ordre des moyens qu’à l’ordre des fins. Car c’est au nom de la rationalité au sens de la problématique de M. Weber que le modèle bureaucratique est aujourd’hui soumis à de vives attaques. Autrement dit, c’est parce que la bureaucratie, en tant que modèle d’organisation, se révèle incapable d’offrir un support institutionnel adéquat au progrès des nouvelles formes de rationalité scientifique, qu’elle est l’objet d’une remise en question beaucoup plus profonde. Celle-ci s’observe tout d’abord au niveau de l’État, où elle procède directement des progrès comme des mécomptes des expériences de planification centralisée tentées dans les pays développés (notamment en U. R. S. S.). Mais elle se nourrit aussi d’une remise en question du modèle d’organisation de l’entreprise de production industrielle, où centralisation, hiérarchisation, spécialisation, qui constituaient jusqu’alors les piliers de l’organisation « rationnelle », sont, à leur tour, sérieusement ébranlées (États-Unis et Europe occidentale).

Qu’il s’agisse de l’État ou de l’entreprise, cette mise en question procède directement d’une nouvelle exigence à laquelle sont désormais confrontées les sociétés industrielles développées, l’exigence d’innovation. La capacité des systèmes sociaux à innover devient en effet la condition de leur survie. Sur ce point, les analyses faites dans les pays capitalistes ou socialistes convergent. La décennie 1960 est marquée par toute une série de travaux indiquant clairement que les sociétés développées quittent l’âge industriel pour entrer dans une nouvelle phase de leur développement, appelée tantôt société « post-industrielle » (Daniel Bell), tantôt société « scientifique et technique » (Radovan Richta). Dans cette nouvelle phase, le développement économique est directement lié à l’intervention croissante de la science dans le processus de production. Mais le progrès scientifique et, partant, la capacité d’innovation des systèmes sociaux tant au niveau microsociologique (de l’entreprise par exemple) qu’au niveau macrosociologique (de la société globale ou de l’une de ses institutions) ne s’accommodent pas de n’importe quel modèle d’organisation sociale. À cet égard, le modèle bureaucratique apparaît de plus en plus comme une entrave et non comme un support au progrès de la rationalité.