Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Berbères (suite)

La littérature dans la vie

La littérature est mêlée à la vie du Berbère. Dans de nombreux villages ou campements, l’aube éveille non seulement le bruit des moulins à main, mais aussi celui des chants qui accompagnent la mouture, et la soirée rassemble la famille et les voisins autour du conteur ou de la conteuse. Le damage des terrasses, la fécondation des palmiers, le dépiquage du grain réclament le chant comme la mort réclame le vocero. Le temps des fêtes multiplie les manifestations : les femmes en procession chantent les rogations de pluie ; à l’‘Achūrā’, en début d’année, les enfants quêtent de maison en maison, et leur chanson souhaite à l’avare un rat dans sa marmite ; les réunions de tribus connaissent des chœurs et des danses de guerriers dont le costume traditionnel s’orne de la corne à poudre, ou bien ce sont les femmes qui évoquent les vieux combats ; les litanies, les légendes chantées, les contes pieux accompagnent les foires-pèlerinages ; un mariage ne pourrait se célébrer sans le chant des femmes, quand elles habillent la mariée, quand elles la font sortir de la maison paternelle, quand la belle-famille l’accueille dans sa nouvelle maison.

La fonction rituelle du chant est manifeste. Il est souvent le véhicule traditionnel de la formule magique qui remplit l’aire de bon grain ; il s’associe à de vieilles pratiques qui doivent aider à franchir sans danger le seuil des années ou des saisons, les tournants de l’existence, toutes périodes qui recèlent le mal. L’efficacité des chants de moulin est moins dans leur rythme accordé au mouvement du bras qui tourne la meule que dans la bénédiction qu’ils attirent sur la mouture. L’importance de la fonction rituelle, qui reste grande dans des sociétés rurales attachées à leur passé, varie néanmoins beaucoup avec les groupes et avec les manifestations : les chants qui accompagnent le travail sont, pour une grande part, des chants de simple divertissement, et, dans les festivités du mariage, on constate souvent un certain désaccord entre le chant et le rite de l’instant : on chante moins pour écarter les forces nuisibles que pour marquer la solennité de la cérémonie et pour se conformer aux convenances.


Littérature orale et belles-lettres

Nous admettons mal qu’un chant de moulin, qu’une histoire de chacal puissent être autre chose que « conte de bonne femme », « folklore » ou production « primitive ». Pour nous, en effet, la littérature est avant tout matière écrite. Pourtant, nous ne devrions pas juger selon nos critères occidentaux des œuvres élaborées au cours des siècles dans une matière orale qui, même pour des chants que nous classons comme rituels, porte la marque d’une mise en œuvre et d’une contrainte artistiques. Certains chants de moulin du Moyen Atlas marocain sont de petites pièces lyriques ; certains vers célébrant les anciennes batailles ont le souffle épique de l’Iliade.

Lorsque, au xixe s., les premiers contes berbères ont été publiés, les comparatistes en ont extrait les thèmes pour les comparer à ceux de l’Orient musulman, à ceux de l’Occident et à ceux du monde méditerranéen ; ce travail d’analyse a détourné l’attention de l’art du conte. Or, la composition des contes berbères et leur expression, qui utilise des tours et des termes différents de ceux du langage quotidien, manifestent le plus souvent une véritable recherche littéraire. La valeur de bien des fables animales marocaines réside dans la pointe finale, faite d’une assonance, d’une association d’idées ; c’est elle qui informe le récit. Même si tous les poètes ne se sont pas imposé la rigueur du neuvain comme le Kabyle Si Moḥand u Moḥand, ils ont tous eu le respect de la forme et la volonté de bien dire. Un des principes unificateurs qui fondent dans un même ensemble des œuvres de sujets très différents est assurément la langue littéraire. Nous imaginerions mal que l’on puisse écrire un journal en alexandrins et qu’on le considère comme une œuvre littéraire ; pourtant, certaines chansons foraines berbères qui jouent le rôle de gazettes, qu’elles informent leur auditoire sur l’usine de conserves qui paie bien, sur une récolte de caroube fructueuse ou sur une pauvre fille assassinée, qu’elles appellent à la rébellion contre le colonialisme ou à la résistance politique, ne sauraient le faire qu’en ajustant leur information au système poétique, en l’harmonisant par des tours de phrases, des figures de style, un vocabulaire, propres à la langue littéraire.

On aurait tort, d’ailleurs, de ne pas faire à la littérature écrite d’expression berbère la place qu’elle mérite : certains groupes ibāḍites dans l’est du Maghreb, le groupe chleuh au Maroc se sont transmis de génération en génération, depuis plusieurs siècles, des traductions et des commentaires berbères de traités religieux rédigés en arabe classique, des ouvrages juridiques accompagnés parfois de glossaires, des livres de médecine, des légendes édifiantes. On continue au Maroc à copier et à vendre des manuscrits berbères en caractères arabes, et notamment ceux d’un écrivain chleuh du xviiie s., Muḥammad u ‘Alī Awzali. Le lien des répertoires professionnels et villageois avec une littérature savante est évident. La lamentation sur les errements du siècle, qui est un thème de la poésie contemporaine, est bien proche, même dans sa forme, de la condamnation des péchés qu’on ht dans des homélies anciennes.


Littérature et culture

Ainsi se maintient la tradition : contes, proverbes, énigmes, poèmes savants, professionnels ou villageois portent de génération en génération une sagesse qui est à la fois connaissance des choses divines et humaines et règle de vie. Au Maroc, la Légende de Job propose le modèle du parfait croyant, car Job y est représenté comme un musulman ; on chante ou on conte encore aujourd’hui la Légende de Job sur les places publiques et dans certaines réunions de famille, dans des versions sans doute voisines du poème écrit par un lettré au xviie s. Idéal religieux venu de l’islām, croyances, idées anciennes issues d’un fonds maghrébin, d’un fonds méditerranéen (on pense, par exemple, à des thèmes d’amour courtois), tout cela se fond dans une littérature variée, mais qui ne cesse de mêler les préoccupations éthiques aux effusions lyriques.