Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Berbères (suite)

L’alliance romano-numide n’ayant pas résisté à la disparition de leur ennemi commun ainsi qu’aux querelles intestines opposant les princes numides entre eux et le plus célèbre de ceux-ci, le roi Jugurtha (v. 160 av. J.-C. -104 apr. J.-C.), à son beau-père, le roi de Mauritanie, Bocchus, les Romains entreprennent par étapes une longue conquête, au cours de laquelle les principautés berbères sont tour à tour réduites à la condition d’États protégés, puis annexés ; la conquête romaine s’achève, en 40 apr. J.-C., par l’occupation du royaume de Mauritanie.

Ainsi, pour la première fois dans l’histoire, les Berbères sont-ils unis sous une même domination, mais une domination étrangère. D’ailleurs, celle-ci n’est pas totale : les populations des hautes plaines et surtout celles des montagnes des bordures sahariennes du Maghreb restent hors de l’emprise de Rome, dont l’influence civilisatrice semble s’être limitée aux centres urbains créés par elle. Aussi, dès que cette emprise se relâche au iiie s. après la mort de Gordien II (238), le particularisme berbère se manifeste, notamment lors des révoltes de Firmus (372-375) et de Gildon (398), qui se trouvent, par ailleurs, facilitées par le soulèvement des circoncellions (ouvriers agricoles des grands domaines romains) et, au ive s., par la crise religieuse du donatisme. Ayant retrouvé leur indépendance tribale, les Berbères échappent en fait aux dominations vandale (429-531) et byzantine (531-642), qui restent limitées, pour l’essentiel, au nord-est de l’actuel Maghreb. Aussi s’efforcent-ils de défendre cette jeune indépendance lorsque la vague arabe déferle sur ce dernier à partir de 647 et que ‘Uqba ibn Nāfi‘ fonde Kairouan en 670. La constitution du royaume berbère de Kosaila (Aurès, hautes plaines constantinoises, Byzacène) [687-690] et la défense de l’Aurès par l’héroïne berbère, la Kāhina, ne font que retarder la conquête arabe et l’islamisation du Maghreb, qui seront totalement achevées à la fin du viiie s. Mais cette conquête n’empêche pas le particularisme berbère de se manifester par des révoltes, dont la plus importante dure de 740 à 761, et surtout par l’adhésion des Berbères à une variante hérétique de l’islām, le khāridjisme, qui perdra la majeure partie de son importance politique dès le ixe s., époque de la conversion des Berbères au chī‘isme. Le khāridjisme survit pourtant dans les royaumes berbères de Tāhert (Tiaret) et de Sidjilmāsa, tandis que se fondent, théoriquement sous la souveraineté ‘abbāsside, les royaumes idrīside de Fès et arhlabide de Kairouan. Arabes par leur gouvernement, berbères par leur population, ces États se rendent pratiquement indépendants de l’Orient jusqu’au moment où, au xe s., le Maghreb se trouve partagé entre deux dominations : celle des Berbères Zénatas à l’ouest, bientôt ralliés aux Omeyyades d’Espagne ; celle des Arabes Fāṭimides à l’est, dont l’établissement définitif en Égypte à la fin du xe s. laisse le pouvoir en Ifrīqiya aux Berbères Ṣanhādjas de la dynastie zīride, qui se rend bientôt indépendante du Caire. Aussi, les Fāṭimides ripostent-ils en déclenchant au milieu du xie s. la terrible invasion hilālienne qui ruina l’Afrique du Nord.

Après cette épreuve, la renaissance berbère s’affirme par le biais de deux mouvements de réforme religieuse : celui des Almoravides mālikites (v. 1063 - v. 1147), animé par des Berbères nomades du Sahara, les Lamtounas (ou Lamtūna), et celui des Almohades hétérodoxes (v. 1100 - v. 1270), suscité par des Berbères sédentaires du Haut Atlas marocain, les Masmoudas (ou Maṣmūda), qui, l’un et l’autre, unifient la quasi-totalité du Maghreb sous leur autorité et débordent sur l’Espagne musulmane.

Mais, faute d’avoir su sortir du cadre tribal pour mettre au service de l’ensemble des Berbères les empires qu’ils ont su créer, les Almoravides et les Almohades disparaissent rapidement pour laisser la place, au xiiie s., à trois royaumes berbères : celui des Ḥafṣides de Tunis à l’est, celui des ‘Abdalwādides de Tlemcen au centre et celui des Marīnides de Fès à l’ouest. Mais, à cette date, l’arabisation et l’islamisation du Maghreb ont déjà tellement progressé que leur originalité berbère se révèle pratiquement imperceptible. La domination turque, restée extérieure au Maghreb (xvie-xixe s.), puis la colonisation française (xixe-xxe s.) ne font qu’accentuer cette évolution, qui aboutit à faire des pays de l’Afrique du Nord des États arabes et musulmans, même si leur population d’origine essentiellement berbère demeure encore partiellement berbérophone.

P. T.


La littérature berbère


Diversité des groupes berbérophones

Il y a cinquante ans, on croyait pouvoir juger dans son ensemble la « littérature berbère ». On en est aujourd’hui à se demander si on a le droit d’employer cette expression. Ne reconnaît-on pas l’existence d’une littérature maghrébine d’expression française, contemporaine, mais distincte de la production littéraire en France ? Peut-on penser alors que les dunes sans fin du Sahara, les campements mouvants, le savoir des éleveurs de chameaux, le sentiment de caste aient laissé dans le cœur des poètes touaregs les mêmes marques, les mêmes images que les collines d’oliviers, les toits de tuile, le savoir des manieurs de houe, l’attrait des villes modernes dans le cœur des poètes kabyles ?

La langue même varie. Ce que les linguistes entendent par « langue berbère », c’est un modèle idéal fondé sur l’identité profonde de structure qui se décèle dans les différents parlers berbères. En effet, on parle berbère sur un domaine très vaste, de la Libye au Maroc, de la Kabylie au Niger, mais le plus souvent dans des îlots qui ont résisté à l’expansion des dialectes arabes importés par les conquérants et qui ont développé leurs idiomes indépendamment les uns des autres. Au Mzab, en Kabylie, dans le Rif, entre autres régions, même si les patois diffèrent, on se comprend d’un village à l’autre, mais un Mozabite et un Rifain seraient à peu près dans les mêmes rapports qu’un Français et un Espagnol ; ils ne pourraient guère avoir une conversation de prime abord, même si la parenté linguistique leur permet un apprentissage relativement aisé du dialecte de l’interlocuteur. Obstacle franchissable dans les relations de la vie quotidienne, la différence de langue devient une barrière mal surmontable quand il s’agit de littérature. Un conte, un poème berbères n’ont d’audience que sur une aire finie. Au Maroc, la mesure en est donnée par les tournées de chanteurs professionnels ; les chanteurs chleuhs sillonnent le sud du pays, d’Essaouira à Goulimine, de Marrakech au Dra ; mais dans la montagne, vers le nord-est, ils s’arrêtent à une frontière au-delà de laquelle ce sont leurs confrères berabers, du Maroc central, qui font recette. Cette frontière est, plutôt qu’une ligne, une frange de territoires où les berbérophones comprennent à la fois les répertoires chleuhs et les répertoires berabers, frange qui marque, avec la séparation des dialectes, une limite de rentabilité. Quand on parle de littérature berbère, il ne faut donc jamais oublier la riche diversité des groupes et des langues littéraires, ne jamais oublier non plus qu’on est encore loin d’avoir fait l’inventaire complet des documents littéraires du monde berbérophone.