Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Belgique (suite)

Assez voisin de tous ces auteurs par la modération de l’écriture, Henri Davignon (1879-1964) élargit leur champ de vision, d’Un Belge (1913) au Pénitent de Furnes (1925), en confrontant des caractères propres aux diverses parties du pays. Nous revenons à la région avec le chaleureux narrateur qu’est Jean Tousseul (1890-1944), attaché à son horizon de carrières et de champs aux bords de la Meuse. Un accent particulièrement humain et la largeur d’allure de ses meilleurs récits (le Village gris, 1927) font déboucher son œuvre sur le plan où chaque régionalisme rejoint par la vertu du sentiment tous les régionalismes du monde. Avec Simenon et Plisnier le réalisme belge a atteint des audiences qui nous permettront d’être bref à leur sujet. Notons simplement que Charles Plisnier (1896-1952), plus à l’aise dans les courts récits de Figures détruites ou de Faux Passeports que dans le laborieux Mariages, s’évade du terroir natal par ses thèmes et ses personnages, tandis que dans chaque récit de l’intarissable Georges Simenon (né en 1903) nous avons un nouveau régionalisme, différent mais toujours aussi sommaire. Mais nous voici décidément hors du terne régionalisme avec la vivacité de l’autobiographie chez une Neel Doff (1858-1942) [Keetje, 1919] et surtout chez André Baillon (1875-1932), dont l’Histoire d’une Marie (1921), Un homme si simple, le Perce-Oreilles du Luxembourg sont des livres d’une acuité et d’un relief inimitables. Proche de Charles-Louis Philippe par la prise sur l’humain, l’artiste du style qu’est Baillon rivalise avec Jules Renard pour le nerf et le trait, mais est sauvé de la sécheresse par le cynisme tendre dont il enveloppe sa personne, devenue personnage à ses yeux mêmes.

C’est d’une tout autre façon que Marie Gevers (1883-1974) se libère de ce tenace régionalisme tout en restant fidèle à son terroir. Sa connaissance amoureuse et précise des plantes, des oiseaux, des vents a plus d’une fois appelé la comparaison avec Colette. Dans la Comtesse des digues, Château de l’Ouest, Plaisir des météores et dans bien d’autres livres, nous retrouvons l’attention de toute une existence attachée à la maison familiale, mais, dans cette vérité du lieu, on perçoit sans cesse les vérités profondes de l’être humain et de son cœur, et tout cela dans un langage gonflé d’une sorte de végétale tendresse.

Notre relation de lecteurs avec un Constant Burniaux (1892-1975) ne sera pas aussi sûre... On pourrait le rapprocher de Baillon, dont il dépasse parfois la nervosité par le tempo très particulier qui, dès les débuts, a commandé son style. Burniaux est un sensible qu’une lucidité défend et torture. Un roman de 1929 s’intitulait Une petite vie. Ce désespoir de la petitesse, exprimé sans emphase, mais avec une justesse de toucher qui bouleverse, remplit la diversité d’une œuvre abondante qui ne cesse d’adhérer au vrai avec une sorte de souffrance, même lorsque, dans la Fille du ciel ou la Vie plurielle, le drame de tous les jours sera projeté dans la féerie. Ces épousailles d’un réalisme incisif et de la poésie, nous les rencontrons aussi dans les romans du Liégeois Georges Linze (né en 1900) [Sébastien, Marthe ou l’Âge d’or], où lyrisme léger, finesse psychologique et naturel de l’expression font un entraînant et délicat mélange. Et voici un autre des meilleurs écrivains belges d’aujourd’hui : Charles Paron (né en 1918). Ce fils du peuple, des hasards aidés par un secret désir l’ont jeté très tôt sur les routes les moins banales de la terre. Partout, à travers les différences de climat, de race, de croyance ou de couleur, il a su reconnaître l’humain et le sentir avec une divination fraternelle. Zdravko, Marche-Avant, Cette terre, Les vagues peuvent mourir nous donnent les Balkans, l’Iran, l’Inde ou la Chine comme si nous lisions le livre d’un conteur de ces pays... Sobriété, fermeté narrative, honnêteté et perspicacité du regard, et toujours là-dessous le sang qui court font de Charles Paron une figure littéraire de tout premier plan.

Bien d’autres narrateurs seraient à citer, tels Albert Ayguesparse, Louis Dubrau, Jean Muno, Horace Van Offel, et il ne faudrait pas oublier ces témoins de la guerre de 1914 que furent Lucien Christophe (également poète et essayiste) ou Max Deauville. Le récit d’histoire a trouvé un virtuose dans Carlo Bronne (né en 1901). Mais il reste à signaler l’entrée en scène du fantastique avec les contes de Jean Ray et les récits de Robert Poulet, de Franz Hellens, de Marcel Thiry... La longue carrière de Franz Hellens (1881-1972) et sa persistance créatrice incomparable ont fait de lui le doyen incontesté de la littérature belge d’aujourd’hui. Toute une partie de son œuvre, de la Femme partagée à Naître et mourir, est d’un réalisme minutieux et sans concessions, tandis qu’une autre, qui comprend le Naïf et les Filles du désir, est directement autobiographique et que Moreldieu nous apporte un portrait psychologique saisissant. Mais le versant de l’imaginaire est sans doute chez lui le plus original : Mélusine, qui est une suite de rêves, et surtout les deux séries intitulées, d’un mot qui fit fortune, Réalités fantastiques. Ce « réalisme magique » de Hellens émane d’une certaine façon de contempler les choses et de les comprendre dans leur fond par le grossissement même qu’elles doivent à ce que Victor Hugo appelait la « fixité profonde des yeux ».

Un fantastique d’une sorte différente nous attend dans certaines œuvres de Marcel Thiry (né en 1897), qui est avant tout poète, le plus intéressant sans doute de la Belgique actuelle. Ce fantastique, dans Échec au temps ou Nouvelles du Grand Possible, naît des curiosités de l’intelligence en même temps que de la secrète alarme du cœur. Le premier de ces récits part du vertige philosophique de la notion causale liée à l’irréversibilité du temps : la sensibilité se rebelle et l’ingéniosité d’un acte d’imagination lui vient en aide, si bien que le lecteur d’Échec au temps suivra avec passion les épisodes et les péripéties d’un rattrapage du temps en fuite et de sa remise sur nouveaux rails, par quoi la bataille de Waterloo, gagnée en dépit de l’histoire par les Français, sera finalement reperdue par eux. Dans le Concerto pour Anne Queur, les ressources d’un art d’écrire nuancé se combinent avec une inquiétude fondamentale. Et d’égales qualités se retrouvent dans des récits tirés plus directement d’une expérience de vie interrogée et analysée jusqu’au frémissement, par exemple dans Comme si.