Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Balzac (Honoré de) (suite)

En 1836, Balzac réédite les Œuvres d’Horace de Saint-Aubin. Salut à sa jeunesse, rappel souvent pertinent des premiers essais (Wann Chlore, reparu en Jane la Pâle, fut salué comme une préfiguration d’Eugénie Grandet) en même temps qu’opération commerciale. Surtout, il se lance dans une périlleuse entreprise de journalisme. Il fonde la Chronique de Paris, qui échoue et le laisse un peu plus endetté encore. Un dur procès l’oppose à Buloz à propos d’une publication anticipée du Lys dans la vallée. Comme en 1832, épuisé, affolé, il s’enfuit à Saché. Il y écrit la première partie d’Illusions perdues, roman du bilan, roman du regard lucidement jeté sur une époque et sur une demi-carrière. Puis, à la fin de l’année, c’est comme un nouveau départ. Girardin lance la Presse, un journal à bon marché où il inaugure la formule du roman-feuilleton. Balzac y donne la Vieille Fille. Il s’agit là d’une mutation capitale. Balzac va cesser d’écrire pour les revues destinées à l’élite lisante. Il va écrire pour les journaux. Conséquence : moins de philosophie et plus d’aventures parisiennes. Le marché n’est plus le même, ni le public. La production balzacienne s’en ressentira, surtout à partir du moment où les succès d’Eugène Sue et d’Alexandre Dumas vont forcer l’ancien écrivain des Contes philosophiques à se lancer dans une nouvelle carrière. Pendant quelques années, les grands titres vont se succéder, alternant avec de nombreuses rééditions (surtout, à partir de 1836, dans la bibliothèque Charpentier, elle aussi, comme la Presse, à fort tirage et à bon marché) : les Employés, César Birotteau (1837), la Maison Nucingen (1838), Une fille d’Ève (1838-39, véritable carrefour de tous les personnages balzaciens déjà vivants et connus), le Curé de village (1839-1841), la seconde partie d’Illusions perdues, Un grand homme de province à Paris, Béatrix (1839), Pierrette (1840), Une ténébreuse affaire, la Rabouilleuse, Sur Catherine de Médicis (1830-1844), Ursule Mirouët (1841), Mémoires de deux jeunes mariés (1841-42). Nombre de ces ouvrages ont d’abord fait l’objet de publications dans des feuilletons, avant d’être repris en volume, parfois sous de nouveaux titres, et plus ou moins remaniés, augmentés et enrichis. La réorientation des projets les plus anciens dans ce nouveau contexte de production littéraire est parfois singulièrement éclairante : c’est ainsi que César Birotteau, qui devait d’abord être une « Étude philosophique » sur les ravages du désir de s’agrandir, est devenu un roman de la vie parisienne faisant une place importante au style Joseph Prudhomme ainsi qu’à l’étude des mécanismes de l’économie et du crédit.

Mais alors même que Balzac était lancé dans cette carrière de « plus fécond [des] romanciers », comme l’avait appelé Sainte-Beuve, il avait enfin trouvé le moyen d’organiser et de coordonner cette masse immense. C’est en 1840, l’année même où échoue une nouvelle entreprise de presse (la Revue parisienne), que lui vient l’idée de la Comédie humaine. Entreprise de librairie, certes, avec réédition plus compacte (suppression des préfaces, des chapitres et de nombreux alinéas), entreprise aussi d’unification technique et philosophique. Le système des personnages reparaissants serait poussé à ses extrêmes conséquences, les personnages réels — par exemple les écrivains — étant remplacés par des personnages fictifs déjà connus ou dont on ferait la connaissance, les personnages fictifs étant mêlés, réduits les uns aux autres, unis par des liens de famille, etc. Pratiquement, aucun roman, aucun héros ou groupe de héros ne serait isolé ; tous vivraient dans plusieurs romans, voire dans l’ensemble des romans. Ainsi naissait l’idée de biographies imaginaires à constituer à partir de romans dont tous ne seraient que les facettes ou les épisodes d’une immense histoire. C’est en octobre 1841 que fut signé le grand contrat avec Furne, Hetzel, Paulin et Dubochet. En avril 1842 parut le prospectus, et la première livraison suivit quelques jours plus tard ; la dixième, qui achevait de constituer le premier volume, parut à la fin de juin. Un Avant-propos, texte théorique capital, ne fut composé qu’ensuite, et publié, remanié, en 1846. À la fin de l’année, trois volumes avaient paru. Il devait y en avoir dix-sept, le dernier paraissant en 1848.

Balzac, toutefois, auteur et maître d’œuvre de cette immense entreprise, était bien loin de se considérer — de pouvoir se considérer — comme un homme ayant atteint son but, classant ses dossiers, rééditant et arrangeant ses œuvres. Il continuait — il était bien obligé de continuer — à se battre sur le terrain littéraire. Il essaie d’abord une percée au théâtre. Mais Vautrin (1840) est interdit, et les Ressources de Quinola (1842) tombent avec fracas. Il réédite inlassablement. Il lance aussi des entreprises nouvelles, dont certaines sont importantes : Un début dans la vie, Albert Savarus (1842), Honorine, la Muse du département, les Souffrances de l’inventeur (dernière partie d’Illusions perdues, 1843), Modeste Mignon (1844), la dernière partie de Béatrix, Splendeurs et misères des courtisanes (1838-1847), l’Envers de l’histoire contemporaine (1842-1848) ; il entreprend le Député d’Arcis, les Petits Bourgeois, les Petites Misères de la vie conjugale ; il termine Sur Catherine de Médicis (1844). On notera le nombre de courtes nouvelles, voire de pochades, pendant cette période : les Comédiens sans le savoir (1846), Un homme d’affaires, Gaudissart II (1844). Signe de fatigue, sans doute. Mais aussi Balzac est pris par l’immensité de ses tâches, en même temps qu’il est sollicité de toute part et qu’il broche des textes rapides qui lui procurent vite quelque argent. En 1846-47, toutefois, se produit un rétablissement spectaculaire. La Cousine Bette et le Cousin Pons (formant ensemble les Parents pauvres) sont deux chefs-d’œuvre, amples, puissants, lancés vers des explorations nouvelles ; il ne s’agit plus de peindre, de retrouver la Restauration et son temps perdu, mais bien de peindre à nouveau, comme en 1830, au contact, au jour le jour : les intrigues des Parents pauvres se situent pratiquement la même année que celle de la mise en vente. Balzac a rattrapé le temps. Balzac ne peint plus les bourgeois en lutte de 1825, mais les bourgeois arrivés de 1846, les Camusot au pouvoir. Ils s’emparent du trésor de Pons, si le musée secret d’Élie Magus leur échappe. Ils sont à la Chambre, au ministère, partout. Une page est sur le point d’être tournée. Alors même naissent et pressent des forces neuves : les « barbares » que Balzac salue et dénonce à la fois dès 1840 dans un grand article, Sur les ouvriers. Le thème est repris, puissamment transposé, dans un autre roman de première grandeur, malheureusement abandonné après plusieurs essais, les Paysans (1844). Balzac semble avoir dit ce qu’il avait à dire, et un autre monde commence. La production se ralentit, puis se tarit. Balzac, épuisé, est pris tout entier par son idée fixe d’épouser Mme Hanska, pour qui il installe à Paris, rue Fortunée, un invraisemblable palais. L’année 1848 est une année à peu près vide : nouvelle tentative au théâtre avec la Marâtre, puis la fin de l’Envers de l’histoire contemporaine. Pendant les deux années qui suivent, Balzac cesse d’écrire. Après sa mort, sa veuve fera publier, en remaniant ou en complétant les manuscrits ou fragments publiés, les Paysans, le Député d’Arcis, les Petits Bourgeois (1854). Pour des raisons évidentes, ces œuvres, ainsi que Splendeurs et misères des courtisanes et l’Envers de l’histoire contemporaine, ne trouveront leur place dans la Comédie humaine qu’après la mort de leur auteur. Cela à partir de deux documents : un plan d’ensemble, daté de 1845 (137 titres, dont 85 d’ouvrages achevés et 50 ébauchés ou projetés), et un exemplaire de la Comédie humaine corrigé de sa main en vue d’une réédition qui ne vit jamais le jour (c’est l’exemplaire connu sous le nom de « Furne corrigé ») ; Balzac prévoyait alors une réédition en vingt volumes. À partir de la fin du xixe s., les érudits ont publié de nombreuses œuvres inachevées, textes inédits, etc. En leur ajoutant les Contes drolatiques, les préfaces, le théâtre, les innombrables articles publiés en plus de vingt-cinq ans de vie littéraire, on arrive aujourd’hui à un ensemble de vingt-huit volumes du format de la Comédie humaine, auquel il faut ajouter seize volumes de romans de jeunesse, cinq volumes de Correspondance, trois volumes de Lettres à Mme Hanska. Le total conservé de ce qu’a écrit Balzac représente donc à peu près le double de la Comédie humaine en dix-sept volumes.