Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Balzac (Honoré de) (suite)

Histoire de la production balzacienne

En 1833, Balzac ne sait exactement où il en est ni où il va. Il a délaissé le genre fantastique. Il est revenu à l’inspiration des premières Scènes de la vie privée. Mais il écrit l’Histoire des treize (style terrifiant avec des ouvertures sur les thèmes psychologiques et privés) ; mais il finit le Médecin de campagne (style politique) ; mais il réédite Louis Lambert (style philosophique) ; mais il s’essaie toujours aux Contes drolatiques, alors qu’il mène à bien la vite fameuse — trop fameuse, selon lui — Eugénie Grandet. Non moins fameuse alors et imposant une image partielle de Balzac est cette Femme de trente ans dont il avait pris sans doute le mot et l’idée à Stendhal (Mme de Rênal dans le Rouge et le Noir), et qui, de 1830 à 1834, de fragments en fragments plus ou moins habilement reliés les uns aux autres, l’impose, ainsi que le suggérera perfidement Sainte-Beuve, comme un romancier de la femme et de ses secrets, comme une sorte de confesseur mondain. À la fin de la même année, il se met au swedenborgien Séraphita.

En apparence, donc, rien de plus confus malgré les premiers efforts de classement : Scènes de la vie privée (première série 1830, nouvelle série 1832), Contes philosophiques (première série 1831, avec déjà une préface théorique et organisatrice de Philarète Chasles ; seconde série 1832). Si l’on ajoute de multiples articles de style politique, idéologique, philosophique, Balzac est alors un conteur polygraphe du type romantique le plus indécis, même si, en puissance, le plus riche. À la fin de 1833 et au début de 1834, toutefois, les choses semblent vouloir se préciser. Les Études de mœurs (nées d’un contrat avec Mme Béchet) commencent à paraître, unissant le connu et l’inédit. Puis ce sont les Études philosophiques (nées d’un contrat avec Werdet). Chacune de ces deux séries est précédée d’une importante préface, signée de Félix Davin mais inspirée par l’auteur. Le Dernier Chouan, réédité sous le titre les Chouans ou la Bretagne en 1799, n’a pas encore trouvé sa place dans une case quelconque ; dès 1830, pourtant, avaient été annoncées des Scènes de la vie politique et des Scènes de la vie militaire. En fait, il ne s’agissait pas là d’inventions proprement balzaciennes, et les Scènes de la vie maritime de l’éditeur Mame, dès 1830, prouvaient qu’à la suite des divers essais de nouveau théâtre en prose et pour la lecture (Scènes historiques de Vitet, Soirées de Neuilly de Dittmer et Cavé) ce cadre de présentation, cette première idée d’une tranche de vie cyclique, multiforme et polyvalente, étaient bien dans le courant. La Recherche de l’absolu (fin 1834) est le type du roman carrefour. Étude philosophique et scène de la vie privée, Balzac y traite de front les deux thèmes majeurs de son inspiration : ravages d’une passion, fût-elle géniale, dans le quotidien ; problème de l’unité structurelle et ascensionnelle de la réalité. Mais, à la fin de la même année, le Père Goriot manifeste une nette tendance dans la direction réaliste dédoublée : scène de la vie parisienne et scène de la vie privée. Dans ce chef-d’œuvre, Balzac systématise le retour des personnages, amorcé dans quelques récits antérieurs. Il pose et crée vraiment avec Rastignac (qui figurait déjà en 1831 dans la Peau de chagrin comme viveur et dandy) face à Vautrin le dialogue et le dilemme fondamental de sa Comédie : l’initiateur et l’initié, indépendants et complices, le découvreur et l’homme d’expérience, la jeunesse que guettent les ralliements et la marque des infamies se conjuguent pour définir et imposer un monde dans lequel Louis Lambert ne peut que de nouveau mourir. Nucingen le financier, Restaud l’aristocrate se rejoignent également dans une commune ruée, dans une commune soumission à l’argent. Goriot a cru que la gloire de ses filles le ferait heureux : vieux trafiquant, il voit se retourner contre lui la loi de l’égoïsme et de l’exploitation. Le haut de la société et ses bas-fonds aspirent aux splendeurs et à la puissance. « À nous deux, maintenant ! » : le cri de Rastignac sur la tombe du père n’est pas un cri de revanche morale, mais un cri de réussite à tout prix. La vraie leçon, c’est que le père est mort pour rien, qu’il n’y a plus ni valeurs ni repères hors de la loi du succès et de l’affirmation de soi : mettre le mors à la bête, sauter dessus et la gouverner. Non pas réaliser ses rêves de jeunesse mais avoir pour maîtresse la femme d’un homme riche. Rastignac reste pur au fond de lui-même, il descend, cependant, dans la mêlée parisienne et il se lance, impitoyable, sans scrupule et blessé.

À quelques mois de là, le Lys dans la vallée montre à quel point les nouveaux enfants du siècle et de la réussite sont bien des cœurs meurtris. Félix de Vandenesse fait carrière à Paris dans la société nouvelle (conseil d’État, conseils d’administration, maîtresses anglaises), mais il est un « enfant du devoir », rejeté par sa mère ; son enfance a été incomprise, traumatisée. Il trouve en Mme de Mortsauf l’amante-mère qui lui manque ; jamais, pourtant, ils ne se rejoindront, et cette aventure marquera à jamais le jeune lion parisien. Le Lys dans la vallée, dont le succès fut immense, est le livre sommet de l’innocence et de la complicité, du paradis et de la compromission. Félix de Vandenesse, l’une des figures de Paris, traîne à ses origines cette double blessure d’être un bâtard moral et celui qui n’a pu vivre et réaliser un grand amour. On le retrouvera dans Une fille d’Ève, mari stratège et précautionneux, connaisseur de la « nature humaine » et de l’ « éternel féminin », glacé, diplomate, connaissant la vie. Le roman courtois dans le monde moderne — Félix est un peu chevalier, Mme de Mortsauf un peu princesse — est le roman des occasions manquées. De tous les romans de Balzac, le Lys dans la vallée est sans doute le plus directement autobiographique : l’enfance et l’adolescence de Félix sont celles d’Honoré, et Mme de Mortsauf est en partie Mme de Berny, en partie Zulma Carraud ; M. de Mortsauf, ancien émigré, doit beaucoup au commandant Carraud, républicain, ancien prisonnier des pontons, impuissant, rejeté par le siècle bourgeois comme l’était le soldat des lys. Toute une mythologie est ainsi mise en place : fraternité des victimes et des parias contre les triomphateurs apparents de la vie parisienne. La poésie de la Touraine et de la « chère vallée » confère à l’ensemble une couleur d’étape et de paradis perdu, de « beau moment » à jamais aboli. Le Lys dans la vallée porte à son plus haut degré de beauté et de signification le roman d’éducation dans sa phase ascendante : Félix de Vandenesse n’est pas encore Frédéric Moreau ; il est encore porté ; il croit encore à quelque chose et il est encore — mais tout juste — l’homme d’une société qui se fait. C’est bien déjà une Éducation sentimentale : le passé retrouvé est meilleur que l’avenir et que le présent, voués, eux, au vivre quand même.