Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Vienne (cercle de) (suite)

On peut se demander également si le principe de vérifiabilité est un critère d’existence ou bien une définition du sens. S’il est une définition, il identifie le sens d’une proposition aux expériences ou aux propriétés dont l’énoncé ou bien implique cette proposition ou bien est incompatible avec elle. Une objection possible alors est que le sens d’une proposition ne se produit pas en un certain point du temps et de l’espace comme fait une expérience. (Cette critique suppose que l’objet à définir, le sens, est quelque chose dont on cherche à circonscrire la nature ; il ne s’agit pas de définir un mot.) S’il est un critère, le principe cesse d’être une assertion et donc n’est ni vrai ni faux ; il serait alors arbitraire ; or, cette possibilité est difficilement compatible avec les perfectionnements qu’on lui a fait subir et qui visent à accroître son adéquation. Carnap propose de voir dans le principe de vérifiabilité une clarification et une explication de l’idée qu’on a naïvement d’un énoncé intelligible. Mais des concepts et des propositions peuvent être intelligibles sans être définissables en termes d’opérations physiques.

Dans un article intitulé « Testability and Meaning », publié en 1936 (repris dans l’ouvrage de Feigl et Brodbeck, déjà cité), Carnap, tenant compte d’une objection de Popper sur l’impossibilité d’établir définitivement et complètement la vérité d’une proposition synthétique, introduit une distinction entre tester et confirmer. Le problème de la confirmation remplace celui de la vérification. Une proposition est testable si nous connaissons une procédure (expérience, calcul, etc.) qui permette de la réfuter ou de la prouver empiriquement ; elle est confirmable si nous avons une idée de ce qui serait susceptible de la prouver sans disposer actuellement d’une procédure de preuve empirique correspondante. Ainsi, une proposition peut être confirmable sans être testable. Il y a d’ailleurs des degrés dans la testabilité et dans la confirmabilité. Les nouveaux critères du sens proposés par Carnap suffisent-ils à exclure comme dénuées de sens les propositions métaphysiques ? Popper a imaginé le contre-exemple d’un énoncé exprimable en langage physicaliste, confirmable au sens de Carnap, et qui pourtant manque de crédibilité empirique.


Physicalisme

Une des vues de Mach, que le cercle de Vienne reprend à son compte, est celle de l’unité de la science : en particulier, la psychologie n’a pas pour objet un monde intérieur qui serait différent du monde extérieur, celui qu’étudient les sciences physiques. Or, à partir du moment où l’on admet que la psychologie et la physique décrivent des expériences, l’unification est possible.

Dans Aufbau der Welt (1928, mais sa première version fut rédigée dans les années 1922-1925), Carnap montre comment le monde réel peut être constitué à partir des expériences internes. Il aboutit à une science solipsiste ou subjective. Ce solipsisme, même « méthodologique », déplaît à Neurath, qui, par ailleurs, rejette l’idée que ce sont les expériences qui vérifient les propositions. Une proposition se vérifie par confrontation avec un système d’autres propositions, sa compatibilité ou son incompatibilité avec ce système étant ce qui permet de juger de sa vérité. On croirait que ces assertions annoncent une doctrine de la vérité-cohérence (à un certain moment, Carnap et surtout Neurath se sont orientés dans cette direction). Les propositions qui sont la pierre de touche de la vérité d’une proposition donnée et une base de confirmation pour elle sont des énoncés formés de termes d’observation ou de perception. On a appelé ces énoncés, au cercle de Vienne, des énoncés protocolaires. Comment sont-ils conçus ?

Neurath et Carnap les conçoivent chacun différemment. Pour le second, ils ont la propriété suivante : saisir leur sens équivaut à voir qu’ils sont vrais ; ils sont confirmés par les observations plus directement que les autres. Neurath insiste sur la validité universelle du principe de vérification : « Une condition qui définit une proposition est qu’elle soit sujette à une vérification, c’est-à-dire qu’elle puisse être écartée », et trouve dans l’opinion de Carnap (selon laquelle les énoncés protocolaires n’ont pas besoin de vérification) un vestige de la croyance à des expériences immédiates (« sense-data »), pot-pourri de la philosophie universitaire traditionnelle. Selon Neurath, les énoncés protocolaires primitifs que cherche Carnap n’existent pas non plus (cf. « Protocol Sentences », 1932-33, dans Ayer).

La notion d’énoncé protocolaire prête en effet à une double interprétation : dans un sens phénoménaliste, comme des propositions relatives aux expériences vécues d’un sujet, à une perception ou à un événement conscientiel, bref à un phénomène temporel, non spatial ; dans un sens physicaliste, comme des propositions relatives à un fait physique situé dans le temps et dans l’espace (par exemple à la perception d’un individu pris comme objet doué de déterminations spatio-temporelles). Dans les deux interprétations, on ne fait pas de distinction entre sciences de la nature et sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften : ce qu’on appelle maintenant sciences humaines). Suivant la tradition de Mach, Carnap avait commencé par adopter l’interprétation phénoménaliste tout en disant que le choix d’une base phénoménaliste ou physicaliste est une affaire de langage ou de méthode, la substance d’une décision pratique, non pas une affaire d’ontologie. Or, le choix d’un langage est libre (principe de tolérance).

Neurath, qui apercevait une double corrélation entre le matérialisme et les idées de démocratie et de progrès, d’une part, entre l’idéalisme et la réaction en politique (au cours du xixe s.), d’autre part, avait des préférences physicalistes. Après des discussions avec Neurath, où celui-ci soulignait l’interdépendance des décisions pratiques et théoriques, Carnap se range à son tour au point de vue physicaliste (sans doute parce qu’une science intersubjective lui paraît plus satisfaisante) : comme il l’expliquera plus tard (« Testability and Meaning », section 16) dans un langage physicaliste, les prédicats psychologiques deviennent « intersubjectivement confirmables ». En tout état de cause, d’après le physicalisme, les énoncés protocolaires sont des descriptions quantitatives de situations dans l’espace-temps. La thèse de la vérifiabilité physicaliste est que la totalité du langage scientifique est constructible à partir d’une base d’énoncés protocolaires interprétés au sens physicaliste.