Vienne (suite)
Ce climat, créé tant par la présence de compositeurs célèbres que par des institutions musicales de premier ordre, continue d’attirer à Vienne l’élite du monde musical dans la seconde moitié du xixe s. Wagner* donne Tannhäuser (1857), Lohengrin (1858), le Vaisseau fantôme (1860) et travaille aux Maîtres chanteurs pendant son séjour viennois. Les trois noms du postromantisme se retrouvent à Vienne, où ils s’établissent définitivement : Johannes Brahms* dirige la Singakademie (1862), puis la Gesellschaft der Musikfreunde (1872) ; Anton Bruckner* mène une carrière de professeur au Conservatoire de Vienne (fondé en 1817), où il enseigne l’harmonie, le contrepoint et la fugue en 1868 ; Gustav Mahler* dirige l’Opéra de la Cour (1897-1907), où il se révèle comme un très grand chef. C’est également à Vienne que vit Hugo Wolf*, le plus grand représentant du lied à la fin du xixe s.
Dans le domaine de la musique légère, Vienne connut un rayonnement tout aussi grand. Franz von Suppé (1819-1895), Josef Lanner (1801-1843), Karl Ziehrer (1843-1922) et surtout la dynastie des Strauss* brillèrent dans la composition de valses et d’opérettes.
Y. de B.
L’école de Vienne
La Vienne du début du xxe s. fut certainement, sur le plan des arts et de la pensée, l’une des métropoles les plus actives de notre civilisation. Les noms de Freud, de S. George, de H. von Hofmannsthal, de O. Wagner, de P. Altenberg, de O. Kokoschka et, un peu plus tard, ceux de R. von Musil et de H. Broch l’attestent. Mais cette Vienne si créatrice, en éveil aux frémissements encore imperceptibles d’une sensibilité nouvelle, était aussi celle d’une des sociétés les plus réactionnaires d’Europe ; et la société viennoise constituait un public et s’exprimait en une critique fort peu préparée à la hardiesse de conception des artistes qui vivaient en marge d’elle.
Aussi l’histoire de la « trinité viennoise » (Schönberg*-Berg*-Webern*) est-elle, sur le plan social, celle de l’indignation que suscitèrent les œuvres de ces artistes. La première audition des Lieder op. 1, 2 et 3 d’Arnold Schönberg, en 1898, choqua le public ; « et dès lors, commentait plaisamment Schönberg, le scandale n’a jamais cessé ». Quelques semaines avant celui du Sacre du printemps, un autre scandale, presque aussi célèbre, marqua la création des Cartes postales op. 4 (mars 1913) d’Alban Berg. Rétrospectivement, nous nous demandons aujourd’hui comment il se fait que Schönberg, poussé par la nécessité, ait participé à des concours de composition sans en obtenir le prix, que, cinq ans avant l’Anschluss, il ait dû s’expatrier (ce qui en dit long sur l’ambiance de sa ville natale), que Berg soit mort pauvre et Webern inconnu. La faute en incombe à une critique aussi aveugle que celle qui avait formulé, un siècle plus tôt, sur Beethoven et Schubert, d’étranges jugements.
À travers l’œuvre de ces trois maîtres, l’école de Vienne fut le berceau de la musique atonale* et du dodécaphonisme sériel (v. dodécaphonie) ; elle a également remis en honneur l’esprit d’analyse, que les préoccupations littéraires postromantiques avaient laissées se perdre. La polémique qui opposa Hans Pfitzner (1869-1949) à Berg en est un exemple. Le premier, commentant la Rêverie de Schumann, concluait qu’une telle page décourageait l’analyste et que celui-ci en était réduit à s’écrier : « Que c’est beau ! » Dans sa réponse, restée fameuse, Berg démontre que le fait musical a une existence concrète et que la beauté dont il est porteur peut être éclairée par l’analyse. Cet esprit d’investigation et de réflexion est dû à la rigueur de l’enseignement de Schönberg, que l’aîné des Viennois prodigua dès le début du siècle, et particulièrement de 1917 à 1920, lorsque son séminaire de composition musicale réunissait de nombreux élèves, qu’il entourait d’une vigilance despotique.
À la même époque fut fondé le Verein für musikalische Privataufführungen (Association d’exécutions privées d’œuvres musicales), dont le règlement prévoyait qu’une même œuvre « serait entendue plusieurs fois » et que le programme des concerts, « afin d’assurer l’assiduité des auditeurs, ne serait pas annoncé ». Rédigé par Berg en 1919, le manifeste de l’Association proclamait la nécessité de « soustraire les concerts à l’influence corruptrice de la musique officielle » et exigeait de la part du créateur « l’indifférence envers toute forme d’échec ou de succès ». Il a souvent été comparé au Coq et l’Arlequin, qui lui est légèrement antérieur. Il n’en a pas la verve insolente ; mais une vision plus noble de l’art musical s’y exprime. On ne s’étonne pas que l’importance historique des œuvres que ce manifeste recouvre ait été capitale. Après une période d’effacement, qui a coïncidé avec les succès du nazisme (les thuriféraires de l’ordre nouveau considéraient la musique non tonale comme une manifestation de dégénérescence culturelle due à l’influence juive), un très vif courant d’intérêt s’est manifesté dans tout l’Occident, immédiatement après la guerre, envers l’école de Vienne. En France notamment, les écrits théoriques de René Leibowitz (1913-1972) et de Pierre Boulez* ont étudié l’apport des maîtres viennois ; les œuvres de Pierre Boulez, de Jean Barraqué*, de Michel Philippot, etc., ont prolongé leurs acquisitions.
A. H.