Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Averroès

En ar. Abū al-Walīd Muḥammad ibn Aḥmad ibn Muḥammad ibn Ruchd, philosophe, physicien, biologiste, astronome et médecin arabe (Cordoue 1126 - Marrakech 1198).


Né au sein d’une famille de magistrats, il reçoit une formation juridique et mathématique. Sa vie de dignitaire auprès des princes Abū Ya‘qūb Yūsuf (1163-1184), puis Ya‘qūb al-Manṣūr (1184-1199) connaît des alternatives de faveur et de disgrâce. Il assume la charge de cadi à Séville en 1169 et à Cordoue en 1171 ; en 1182, il remplit les fonctions de médecin du calife, tandis qu’il est nommé grand cadi de Cordoue. La fin de sa carrière publique coïncide avec la lutte entreprise par le fanatisme religieux contre les chrétiens. Alors, l’orthodoxie coranique parvient à abattre le parti de la philosophie hétérodoxe, défendue par Averroès. Ses doctrines anathématisées, le philosophe meurt à Marrakech peu de temps après son rappel d’exil par l’émir.

La plupart de ses œuvres nous sont parvenues par l’intermédiaire de traductions latines ou hébraïques. Il convient de citer avant 1162 les Paraphrases ou Petits Commentaires d’Aristote (l’Organon, la Physique, la Métaphysique et Des parties et de la génération des animaux) ainsi que la première rédaction d’un imposant ouvrage de médecine, le Colliget.

Les quinze années suivantes correspondent à l’époque de composition des Petits et Moyens Commentaires. De 1174 à 1180 voient le jour les écrits spécifiquement averroïstes : Opuscules sur l’intellect, De substantia orbis, Faṣl al-maqāl, Kachf al-manāhidj, Tahafūt al-Tahafūt. Les Grands Commentaires du corpus aristotélicien seront rédigés plus tardivement, et à la suite un opuscule sur la République de Platon.

L’un des efforts les plus originaux tentés par Averroès est celui qu’il fit pour placer la pensée arabe sous l’autorité d’Aristote* et concilier la philosophie de ce dernier avec le Dieu du Coran, dont les attributs — unité, éternité, toute-puissance, efficience souveraine, création — semblent difficilement compatibles avec la conception grecque de l’Être et de l’Univers intelligible par soi. À cet obstacle théorique vient s’ajouter une aberration formelle due à l’éclectisme des sources documentaires dont disposait le philosophe : certaines étaient authentiquement aristotéliciennes et d’autres néo-platoniciennes. Cette situation n’est pas sans importance pour comprendre la technique exégétique introduite par lui. Le commentateur d’Aristote procédait à l’herméneutique de textes déjà préalablement interprétés. Sa conception mystique de la connaissance, qui, de surcroît, favorisait les ambiguïtés, ne manqua pas d’éveiller les soupçons des sectes théologiques.

Le Faṣl al-maqāl se présente comme un traité de méthodologie, dont l’objet est de prouver la convergence entre la loi coranique et la spéculation philosophique, la tradition et la raison. Comment le Coran ne serait-il pas la vérité même, puisqu’il résulte d’un miracle de Dieu, d’une révélation ? Il est donc destiné à la totalité des hommes. Mais tous les esprits ne sont pas également aptes à progresser dans la vérité par la voie rationnelle. Les savants, hommes de démonstration, ne se satisfont que de preuves rigoureuses et atteignent la science en découvrant le sens intérieur et profond du texte sacré. Une seconde catégorie d’individus, la classe des dialecticiens, n’exige que des arguments probables ; à elle s’adresse la symbolique du Coran. Aux ignorants, enfin, convient l’assentiment à la lettre même, suscité à la fois par la rhétorique et l’imagination. C’est pécher que de ne pas respecter la hiérarchie des degrés d’intellection de la vérité et de ne pas maintenir la distinction des trois ordres d’interprétation et d’enseignement : philosophie, théologie, foi. Chez le Prophète, foi et raison, religion et philosophie coïncident. Mais chez le philosophe ? En cas de conflit, il conclut conformément à la raison, mais adhère à la foi. Attitude plus qu’équivoque, que les adversaires résumèrent en une formule, « la double vérité », selon laquelle deux conclusions contradictoires pourraient être vraies, l’une pour la raison et la philosophie, l’autre pour la foi et la religion. La problématique averroïste opère ici la synthèse des démonstrations rationnelles héritées d’Aristote, de la conviction rhétorique et de l’argumentation sophistique.

La survie d’Averroès dans le monde latin

Les œuvres d’Averroès, traduites en latin, pénètrent à partir de 1240 à l’Université de Paris. Averroès est pendant quatre siècles un des animateurs de la pensée occidentale, au point de cristalliser sur lui à deux reprises les oppositions les plus passionnées dans l’affrontement de la raison et de la foi.

Le premier épisode se noue à Paris, où des maîtres, tel Thomas* d’Aquin, recourent à Averroès, considéré comme le « commentateur » par excellence d’Aristote. Mais, tandis qu’ils contestent plusieurs points comme inconciliables avec leur foi chrétienne, des maîtres ès arts, dont Siger de Brabant et Boèce de Dacie (vers 1265-1270), enseignant ses thèses les plus caractéristiques, tel son monopsychisme, et plus profondément entraînés par leur aristotélisme radical, tiennent l’autonomie de toute science dans son domaine propre. Ainsi sont-ils amenés à se couvrir du patronage d’Averroès pour élaborer la théorie de la double vérité, celle de la raison pouvant contredire celle de la foi ; ces « erreurs » furent condamnées par les maîtres de Paris (1277).

Cette coulée d’un rationalisme averroïste se manifesta bientôt dans le domaine de la pensée politique, au moment où vacillait le mythe du Saint Empire romain, pourtant sacralisé par la papauté. Jean de Jandun († 1328), Marsile de Padoue († v. 1340), tous deux maîtres à l’Université de Paris, trouvèrent en Averroès les catégories et les analyses qui leur permirent de donner une expression doctrinale à ce phénomène politique capital pour l’avenir de la Chrétienté.