Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
U

Uruguay (suite)

La révolution socio-économique

Ces troubles sanglants ne doivent pas masquer les bouleversements économiques en cours. Le fait fondamental est l’immigration européenne, qui durera jusqu’en 1930, mais qui est à son apogée entre 1850 et 1890. La population passe entre ces deux dates de 90 000 à 1 million d’habitants. La révolution démographique s’accompagne de l’introduction du mouton vers 1830, de l’introduction du fil de fer barbelé après 1870 et des techniques de réfrigération à la fin du xixe s. De ces nouveautés résulte une nouvelle organisation de l’espace rural et de l’économie ; le temps des gauchos est terminé, et la grande propriété (l’estancia) devient une usine à viande qui recherche le rendement et travaille pour les marchés européens. Montevideo, ville cosmopolite, bénéficie de ce grand développement économique, accéléré sous la dictature du colonel Lorenzo Latorre (1876-1880).


La réforme politique : José Batlle y Ordóñez (1903-1907 et 1911-1915)

Le xixe s. se termine sous le signe de l’ordre autoritaire dans le domaine politique et sous celui de la prospérité dans le domaine économique. Le début du xxe s. voit le pays atteindre un niveau de vie et une tranquillité exceptionnels en Amérique latine. C’est la belle époque de l’Uruguay, qui se prolonge, au-delà de la grande crise mondiale, jusque vers 1955.

Après une série de régimes militaires (1876-1890), le pays menace de retomber dans l’anarchie qu’engendre l’opposition des rouges et des blancs. Il revient à José Batlle y Ordóñez (1854-1929) de trouver un nouveau système politique, non sans devoir écraser, pour commencer, la résistance des blancs au cours de la dernière et de la plus sanglante des guerres civiles. Après la victoire (1904), il, entreprend de donner au pays un État moderne, la démocratie politique et une démocratie sociale, permise par la prospérité, imposée par un État interventionniste.

Les principales lois sociales sont la nationalisation de nombreux services, la gratuité de l’enseignement, un système de retraites très favorable. Dans le champ politique, la Constitution de 1919 édicte les mesures les plus importantes : ce sont, outre la séparation de l’Église et de l’État, celles qui remettent la direction du pays à un Conseil national d’administration de neuf membres inspiré du Conseil fédéral suisse. Ce collège, après la disparition de Batlle, le président radical, gouverne le pays de 1917 à 1933 et de 1951 à 1966. Trois des neuf membres de cet exécutif collégial appartiennent obligatoirement à l’opposition.

Par malheur, les bases de cette « Suisse américaine » sont fragiles. Le président Batlle a su faire passer en quinze ans son pays de la guerre civile au Welfare State. Mais il faut ajouter qu’il a pu le faire grâce aux circonstances économiques. L’expansion mondiale du début du siècle, prolongée en Argentine par les demandes accrues de l’Europe en guerre, a servi les projets démocratiques. L’opulence a facilité les choses, quitte à rendre par la suite tout changement très douloureux. D’autre part, le rôle joué par Batlle était si important que sa mort en 1929 posera un véritable problème dynastique. Le premier démocrate de l’Uruguay était un homme fort, et sa démocratie avait besoin de la prospérité.


Les premiers faux pas

La grande crise touche l’Uruguay en 1931, et ce d’autant plus durement que le pays a toujours vécu de ses exportations. Batlle n’étant plus là pour imposer son autorité, le régime collégial est emporté par la tempête : en 1933, un coup d’État militaire instaure un pouvoir qui évolue vers la droite jusqu’au jour où, en 1942, se produit le « bon coup d’État », celui qui remet le pays sur le chemin de Batlle. À cette même époque, la Seconde Guerre mondiale ramène une prospérité, prolongée par la guerre de Corée. Comme en 1914-1918, il y a une brusque demande de produits agro-pastoraux, et le pays croit revenu le temps de la prospérité. Or, l’essor de l’élevage européen, l’apparition de nouveaux pays fournisseurs ne permettent pas à l’Uruguay de maintenir cette richesse. Vers 1955, quelques années après le rétablissement du système collégial, les premiers symptômes de dégradation de l’économie se manifestent. Le pays va, pendant longtemps, refuser de voir la réalité en face, aggravant une crise devenue structurelle.


La crise contemporaine

Depuis 1955, le temps de la facilité est révolu, et le pays fait l’expérience pénible du rentier qui n’a plus les moyens de maintenir son haut niveau de vie ; ses institutions économiques fonctionnent mal, et ses institutions sociales se révèlent trop onéreuses pour un revenu national insuffisant. La crise des exportations s’accompagne de la baisse du niveau de vie urbain et du mécontentement rural, du fait que les ressources de l’État reposent sur les exportations : les taxes représentaient jadis 30 p. 100 de la valeur du produit. À partir de là s’enchaînent déficit de la balance extérieure, épuisement des réserves, endettement à l’étranger, faillites de banques, exode des capitaux et enfin dévaluation du peso en 1965.

Politiquement, cela signifie l’opposition entre la campagne, négligée (les propriétaires n’investissent pas pour moderniser leurs exploitations), et Montevideo, jusque-là favorisée. Montevideo, avec 46 p. 100 de la population nationale, pèse lourd dans la vie uruguayenne. Cela signifie aussi la désaffection pour le jeu traditionnel entre des partis qui n’en sont pas et qui bloquent toute solution par leur système de clientèles : le partage des dépouilles (40 p. 100 des postes administratifs à l’opposition) stabilise l’appareil politique et bureaucratique de façon mortelle.

Le rétablissement de la présidence de la République et le renforcement du pouvoir exécutif par la Constitution de 1966 ne suffisent pas à modifier la situation, malgré tout l’autoritarisme du président Jorge Pacheco Areco (né en 1920). La détérioration économique, l’inflation accélérée, les grèves répétées et enfin l’apparition des tupamaros conduisent en 1968 à la proclamation de l’état de siège.