Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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totémisme (suite)

L’hétérogénéité des faits totémiques : existe-t-il un niveau d’unification ?

Déconsidérée par ces critiques, l’idée totémique fut cependant reprise en 1933 par A. P. Elkin, à partir des sociétés australiennes. Cet auteur dégage trois critères du totémisme : forme de distribution des totems, signification et fonction sociale. Ces critères délimitent des totémismes irréductibles les uns aux autres et qui peuvent ou non coexister dans une même société. Ceux-ci sont : le totémisme individuel du sorcier australien ; le totémisme social de groupe, de sexe ou de classe matrimoniale ; le totémisme religieux du culte du lieu supposé d’origine ou de conception d’un groupe ou d’un individu ; le totémisme de rêve, le totem étant attribué à la suite d’un rêve. Mais Elkin ne peut dépasser cette énumération et ne parvient pas à une interprétation d’ensemble.

En 1962, Lévi-Strauss* dira que, pour préserver l’homogénéité des phénomènes, il fallait un point de vue plus général que le totémisme. Critiquant la notion, mais reconnaissant l’intérêt des phénomènes, il procède à une description logique du champ du prétendu totémisme. Si, comme cela est admis, le totémisme est la mise en relation de deux séries, l’une naturelle, l’autre culturelle, il existe quatre possibilités logiques : associer une catégorie naturelle (espèce) à un groupe humain ; associer une catégorie à une personne ; associer un individu naturel, animal ou végétal, à une personne ; associer un individu naturel à un groupe humain. Tous ces cas existent, mais seuls les deux premiers sont en général dits « totémiques ».

Autre difficulté, la confusion faite au départ entre les totems ojibwas, s’appliquant aux clans, et la croyance en des esprits gardiens individuels, qui relèvent d’un panthéon hiérarchisé.

Le totémisme est bien le résultat de découpages arbitraires et d’amalgames. Faire ce travail critique est la condition d’une interprétation d’ensemble des phénomènes dits « totémiques ».


Le choix des totems : théories sur les causes du totémisme

B. Malinowski* fait dériver le totémisme d’une prétendue psychologie du primitif, dont les caractéristiques seraient dérivées de besoins fondamentaux. Le totémisme viendrait du besoin de nourriture. Sur cette base s’édifient le culte des espèces comestibles et les rituels totémiques visant à assurer magiquement leur fécondité. Les groupes humains se répartissent la charge d’une magie et se spécialisent dans le culte d’une espèce, assurant ainsi la reproduction de l’ensemble des espèces. On sait, maintenant, que bien des totems n’ont rien à voir avec la nourriture.

L’affectivité est aussi à la base de l’interprétation de Freud. Pour lui, le totémisme trouve son origine dans l’anxiété primitive née, d’une part, du meurtre, réel ou virtuel, du père (qui est aussi le chef de la horde) et, d’autre part, du désir incestueux envers la mère et/ou envers les épouses du père. De là, le tabou de l’inceste et le totémisme : en effet, l’animal totémique est un substitut du père, et, pour cela, il y a interdiction de le tuer, sauf dans les cas de sacrifice, qui sont une violation rituelle et sociale de l’interdit. Le sentiment engendre donc la coutume totémique. Mais quelle est l’influence de la coutume sur l’existence des sentiments ?

À l’opposé, certains auteurs privilégient la fonction sociale du totémisme : pour A. R. Radcliffe-Brown*, comme pour Durkheim*, le totem est avant tout un emblème, facteur d’intégration de l’individu à la société. Quant aux espèces totémiques, leur choix est arbitraire pour Durkheim : elles sont seulement des noms. Radcliffe-Brown pensait que leur utilité alimentaire ou autre motivait le choix.

Mais, plus tard, le même auteur devait admettre que les choix n’étaient ni arbitraires ni fonction de l’utilité immédiate.


Le totémisme des classifications : théories structuralistes

Des auteurs avaient reconnu assez tôt que les croyances totémiques opéraient des classifications des hommes et des êtres naturels. Mais ce fut Radcliffe-Brown qui amena cet aspect au premier plan de la réflexion. Les relations entre les totems reflètent les relations sociales entre les hommes. Le fondement du totémisme n’est pas dans le rapport entre tel groupe et tel totem, mais dans celui de deux systèmes de relations, l’un naturel, l’autre social. Selon Lévi-Strauss, « les espèces ne sont pas choisies parce qu’elles sont bonnes à manger, mais parce qu’elles sont bonnes à penser ».

Lévi-Strauss pense qu’on tient là l’interprétation correcte du totémisme, manifestation, parmi d’autres, de la logique originelle de l’esprit procédant par oppositions et corrélations. Le totémisme ne repose pas sur une homologie entre totems et êtres humains. C’est sur les écarts différentiels, d’une part, entre une espèce naturelle et une autre, et, d’autre part, entre un groupe humain et un autre que porte l’homologie. Le totémisme est une manière de classer et d’identifier par voie de métaphore.

Actuellement, il n’est plus considéré comme un phénomène à part. La question est celle de sa spécification dans l’ensemble des systèmes symboliques : tous les emblèmes qui, y compris dans notre société, impliquent des comportements particuliers peuvent-ils être apparentés au totémisme ? Comment situer le totémisme par rapport au domaine magico-religieux ? par rapport aux autres classifications indigènes, symboliques ou taxinomiques ?

Telles sont quelques-unes des questions qui se sont substituées aux anciennes interrogations sur le totémisme.

M.-N. C.

 J. G. Frazer, Totemism and Exogamy. A Treatise on Certain Early Forms of Superstition and Society (New York, 1910, 4 vol. ; nouv. éd., 1968). / E. Durkheim, les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie (Alcan, 1912 ; nouv. éd., P. U. F., 1968). / S. Freud, Totem und Tabu (Vienne, 1912 ; trad. fr. Totem et tabou, Payot, 1923, nouv. éd., 1973). / W. H. R. Rivers, The History of Melanesian Societies (Cambridge, 1914 ; 2 vol.). / A. R. Radcliffe-Brown, Structure and Function in Primitive Societies (Londres, 1952). / C. Lévi-Strauss, le Totémisme aujourd’hui (P. U. F., 1962) ; la Pensée sauvage (Plon, 1962).