Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tirso de Molina (suite)

Avec la fortanterie coutumière des auteurs dramatiques, Tirso, dès 1621, s’attribuait trois cents pièces jouées en quatorze ans. Le genre est oral et élude tout décompte. De fait, nous n’avons aujourd’hui que celles qui furent imprimées aux xviie et xviiie s., quatre-vingts et quelques au total avec un petit nombre d’« autos sacramentales » et d’intermèdes. Un quart d’entre les pièces traite de sujets bibliques, hagiographiques ou de légendes pieuses. Un autre quart est tenu par les comédies historiques, souvent des fresques (La prudencia en la mujer), parfois l’histoire d’un favori (le diptyque sur Álvaro de Luna) ou d’un conquistador des Indes (la trilogie sur les Pizarro), ou encore de l’obscure héroïne de la guerre hispano-portugaise en 1475-1479 (Antona García). L’autre moitié est faite de comédies d’intrigue, souvent de cape et d’épée, inspirées des faits divers ou bien les inspirant (Don Gil de las Calzas verdes, Desde Toledo a Madrid, Por el sótano y el torno, La villana de Vallecas).

Tirso écrit à la hâte et sur le patron lopesque consacré par l’usage : trois actes — ou journées — de mille vers environ chacun, comique et tragique mêlés à des morceaux narratifs, descriptifs et lyriques ; pas d’unité obligatoire des lieux, du temps et de l’action ; polymétrie où l’emportent la laisse assonancée (romance), le quatrain et le quintil d’octosyllabes. Toutefois, contrairement au modèle, les péripéties dramatiques sont traitées à la manière des épisodes fantastiques des romans d’aventures. Ce défi aux préceptes nouveaux et à la vraisemblance provoqua l’irritation du maître Lope.

De tous les ouvrages de Tirso, dévots, historiques ou galants, émane une seule et unique vision du monde. En cela, il prend l’avantage sur Lope de Vega, qui en a beaucoup et n’en a aucune, et sur Calderón, qui force la sienne dans le cadre rigoureux d’une idéologie aussi commune que factice. Cette unité de vue se manifeste à différents niveaux, dans l’énoncé du discours, dans la construction de la scène et de l’acte, enfin dans l’économie de la comédie dans son ensemble. Au niveau du langage, elle apparaît dans l’assujettissement de l’« actuant » par le moyen du réfléchi et des pronoms impersonnels ; le personnage, soumis aux verbes de devenir et d’échange, perd son identité ; son nom lui-même change, avec son sexe et sa condition sociale, s’il se travestit ; les substantifs sont saisis dans leurs acceptions différentes ou leurs aspects qualitatifs ; ils s’abstraient, se symbolisent, s’abîment dans un monde onirique fluctuant. Au niveau de la scène, le module de base se nomme la burla : facétie, traquenard, imposture, le plus souvent cruels ; les personnages se trompent l’un l’autre et s’abusent sur leur propre compte ; en dernier ressort, leurs illusions s’effondrent ; ils sont floués, désabusés, désenchantés. L’acte est dégagé de toute référence au réel ; il organise en tresse les trois ou les deux épisodes qui le constituent selon la logique poétique onirique propre au burlesque. Quant à l’intrigue de la pièce, elle est foncièrement inconséquente, puisque l’auteur se propose de détruire l’appareil rationnel qui donne leur sens pratique aux apparences du monde. Notamment, l’amour et la jalousie, ses thèmes les plus communs, ne sont que les ballets grotesques qui précèdent le mariage, institution où le couple va enfin se soumettre sérieusement au commandement de Dieu. Tirso recourt surtout à des personnages féminins exemplaires, des filles drues, saines, solides, délurées et même effrontées qui humilient le mâle, le couvrent d’infamie, ridiculisent ses prétentions, crèvent la baudruche de l’amour platonique, étalent les turpitudes blasphématoires de l’amour courtois et tiennent les maris pour de bons instruments de la nature.

L’univers de Tirso se construit selon ses propres lois ; il ne doit rien à la réalité sociale, à la psychologie ou même à la théologie alambiquée des théologiens. Certes, il ressemble à celui de Cervantès, dont le module de base est également la « bourle » ; mais il en diffère parce que Don Quichotte met gentiment Dieu entre parenthèses, tandis que le Deus ex machina de Tirso préside du haut des cintres à la conduite des personnages. Il ressemble aussi à celui de Quevedo ; mais, au nom de la vieille société chrétienne, le polémiste exorcise les démons qui altèrent l’ordre social, le sien ; et il invite les hommes bien nés à massacrer symboliquement les parvenus, les financiers, les tenants des lettres et des sciences profanes, bref les hommes de l’autre bord, gonflés d’ambition et bouffis d’orgueil. Pour Tirso, nous sommes tous également la proie du diable. Et puis, la vision tir-sienne est avant tout dramatique : la dernière péripétie voit la conversion des personnages, récupérés par l’ordre social ou par l’ordre divin, soit qu’ils s’épousent joyeusement sans idolâtrie et renonçant à l’amour, soit que le dramaturge les élève au ciel ou les précipite en enfer pour « apprendre aux autres », à ceux qui se tiennent au parterre ou aux balcons.

Quelques exemples l’illustreront, tirés des comédies les plus différentes. Dans La prudencia en la mujer la reine mère vient miraculeusement à bout et sans efforts de complots fantastiques, modèles cauchemardesques du genre, ourdis contre son fils. Un méchant s’apprête à verser du poison dans la coupe du roi. Mais, suspendu au mur, le portrait de la reine « veille », le suit du regard et tombe. L’homme se trouble. La reine elle-même survient. Il avoue, cherche à la détromper, à la tromper encore. Elle l’oblige à boire la potion. Ce n’est pas Dieu qui a fait le miracle ; c’est l’aspiration souveraine des spectateurs et la plume du dramaturge, les uns guidés par leur foi dans la justice divine, l’autre par son souci de la justice poétique.

Dans le Damné par manque de foi, un proxénète sans foi ni loi a perpétré une quarantaine de crimes tous horribles, tous gratuits : c’est du pur sadisme. Dieu pourtant sauve son âme parce qu’il n’a jamais cessé de vénérer humblement son vieux père. Par contre, un ermite qui convoite le Ciel veut forcer la main de Dieu par un excès de macération : c’est du pur masochisme. Il désespère un jour et va tout droit en enfer. Sadiques et masochistes, nous le sommes tous, mais ni endurcis à ce point ni à ce point orgueilleux ; il y a de l’espoir.