Tīmūr Lang (suite)
Les vieilles croyances préislamiques qui affleurent constamment dans la société djaghataïde du xive s. sont aussi celles de Tīmūr Lang : comme les anciens Turcs, il organise des débats entre théologiens, s’intéresse aux pouvoirs des derviches et des sorciers, mais il se réjouit quand il peut dévoiler leur imposture. On pourrait citer nombre de ses attitudes qui relèvent de l’ancien chamanisme. Quant à son respect pour l’islām, il ne se dévoile guère quand ses soldats profanent les mosquées, détruisent les sanctuaires !
Ce qu’il y a de créateur en Tīmūr apparaît moins clairement que ce qu’il y a de destructeur, mais peut lui être égal. Deux faits lui paraissent essentiels : pacifier les territoires, soutenir l’économie d’échanges. Et il parvient en effet à mettre fin au brigandage et aux luttes intestines. Il met en place un solide système de communications (relais postaux). Il veille à ce que les villes détruites se relèvent. Par contre, on lui reproche à juste titre de se montrer incapable d’organiser ses conquêtes, et cette incapacité explique en partie pourquoi bien des campagnes doivent être recommencées, pourquoi son empire est de si courte durée.
Il a épousé, entre autres, deux femmes chinoises et possède un harem. Sa famille est vaste et il veut que tous les siens soient apanages. Il lègue le pouvoir suprême à Pīr Muḥammad, le fils aîné de son fils aîné, mais ses autres descendants ne lui en laissent que l’illusion : l’empire de Tīmūr se disloque presque aussitôt que né. Il reviendra aux héritiers de son quatrième fils, Chāh Rukh († 1447), de promouvoir cette « renaissance tīmūride » que les épouvantables dévastations du conquérant rendent bien nécessaire et assez imprévisible.
Tīmūr préfère traiter avec ses ennemis que les combattre et les tuer, cependant il use de la terreur non seulement pour montrer sa puissance et par goût, mais aussi comme d’un moyen de gouvernement. Sa cruauté, même en faisant la part des exagérations, est bien réelle et laisse dans l’histoire un souvenir d’autant plus vif qu’elle répond à son goût pour l’ordre et pour le colossal. Sans doute son instruction est-elle rudimentaire, mais il a l’intelligence de s’en rendre compte et aime à s’entourer de littérateurs, de savants, d’artistes. Eux, et les représentants du « clergé » musulman, sont souvent les seuls à échapper aux massacres. Avec les femmes et les adolescents, ils sont déportés à Samarkand*, dont ils font un grand centre culturel et qu’ils parent de monuments que nous pouvons encore en partie admirer.
De haute stature, le corps déformé par les blessures, la tête forte et le teint coloré, Tīmūr est certainement un stratège de génie et un homme de grand courage. C’est aussi un politique avisé, à la manière dont sont politiques les hommes de guerre. Bien que soldat dans l’âme, il négocie, il use de tous les moyens pour arriver à ses buts : exploitation des sentiments des autres, propagande, menaces, avertissements généreux, pourparlers. Hypocrite, calculateur, assez souple pour plier quand il le faut, il a la réputation d’être juste, bien qu’impitoyable, mais sait aussi se laisser aller à des élans de générosité calculée ou à une clémence spontanée. Il hait avant tout le désordre, l’anarchie. Il châtie sévèrement les abus de pouvoir, la corruption, les fraudes. Il se refuse aux dégrèvements, aux passe-droits. Homme du Moyen Âge, il dépasse son temps par la force de son caractère positif : s’il consulte les astrologues, il n’accepte leurs prévisions que si elles sont conformes à ses désirs. Son activité est inlassable. On lui donne à sa mort le titre, pour le moins surprenant, de Djannat Makān, « Habitant du Paradis ».
J.-P. R.
➙ Mongols.
R. Grousset, l’Empire des steppes. Attila, Gengis Khan, Tamerlan (Payot, 1948). / A. A. Semenov, Journal de la campagne de Timour en Inde (en russe, Moscou, 1958).
Les principales campagnes de Tīmūr
1363Tīmūr criasse les Mongols.
1371Début de la guerre du Khārezm.
1379Prise d’Ourguentch. Annexion du Khārezm.
1381Soumission de Harāt. Campagne du Khorāsān.
1383Campagne du Sistān. Prise de Kandahar.
1384Conquête du Māzandarān.
1386Conquête de l’Iran occidental. Prise de Van et d’Erzurum.
1387Prise d’Ispahan, de Chirāz. Attaque de la Transoxiane par Tugtamich, khān de Qiptchaq.
1389Campagne sur l’Ili et le lac Balkhach.
1391Campagne contre la Horde d’Or (Russie du Sud).
1392-1396Guerre de cinq ans : Mésopotamie, Caspienne, Géorgie. Ruine de la Horde d’Or (Qiptchaq).
1398Campagne en Inde. Prise de Multān, Delhi.
1399-1400Prise de Kachgar, Yarkand, Aksou, Koutcha.
1400Prise de Tiflis. Campagne contre les Mamelouks : prise d’Alep, Ḥamā, Homs, Baalbek, Damas.
1401Deuxième prise de Bagdad et sac.
1402Bataille d’Ankara. Conquête de l’Anatolie. Prise de Brousse et de Smyrne.
1404Départ pour la Chine.