Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

stalinisme (suite)

Mais, alors que le capitalisme de concurrence avait besoin de la fiction du prolétaire comme personne libre (de choisir à qui vendre sa force de travail) et assurait son équilibre en laissant les classes sociales défendre leurs intérêts respectifs dans le cadre du système, la propriété d’État dissout la base des libertés bourgeoises et interdit à ses exploités le droit d’association de grève et de manifestation. Ce qu’on appelle la critique de droite du stalinisme est celle qui aspire à libéraliser le système totalitaire au nom de ces libertés bourgeoises. La critique de gauche récuse le caractère socialiste du pouvoir d’État et lui oppose la socialisation du pouvoir. Le stalinisme, c’est-à-dire ici la propriété bureaucratique de la production, « réalise » en quelque sorte la tendance du capitalisme monopoliste à devenir « monopolisme d’État ». Derrière la fiction de la propriété juridique des travailleurs et de l’État à leur service s’exerce la domination de la classe bureaucratique, qui développe la production et renforce la hiérarchie en vue de son profit, c’est-à-dire de tous les bénéfices du pouvoir. La division sociale du travail est justifiée, comme en régime capitaliste, par les nécessités de la division technique et de la direction centralisée. Mais le socialisme n’est pas cette socialisation-là : il est l’appropriation réelle des instruments de production par les producteurs eux-mêmes, la prise en main par eux de l’organisation et de la finalité du travail. « Le socialisme supprime le salariat et le remplace par la propriété des travailleurs librement associés » (Engels). Les soviets (Conseils ouvriers, paysans et soldats) étaient la forme d’organisation de cette propriété socialiste. Pour les déposséder de leurs pouvoirs, le stalinisme a dû invoquer la priorité du développement économique.

Deux textes de Staline

1906

« La société socialiste est une société où il n’y aura pas de place pour ce qu’on appelle l’État, pour le pouvoir politique avec ses ministres, ses gouverneurs, ses gendarmes, ses policiers et ses soldats. La dernière étape de l’existence de l’État sera la période de la révolution socialiste, alors que le prolétariat prendra possession du pouvoir d’État et fondera son gouvernement propre (la dictature), afin d’abattre définitivement la bourgeoisie. Mais, une fois la bourgeoisie supprimée, les classes supprimées et le socialisme instauré, on n’aura plus besoin d’aucun pouvoir politique, et ce qu’on appelle l’État passera dans le domaine de l’histoire » (Anarchisme ou Socialisme).

1945

« Je bois à la santé des gens simples, ordinaires et modestes, des « vis » qui assurent le fonctionnement de notre immense machine d’État dans tous les domaines : sciences, économie, guerre. Ils sont beaucoup et leur nom est légion, car ils sont des dizaines de millions. Ce sont des gens modestes. Personne n’écrit à leur sujet, leur situation est médiocre et leur grade est petit. Mais ces gens nous tiennent comme la base soutient le sommet » (toast de Staline au peuple soviétique).


Stalinisme et économisme

On est ainsi autorisé à qualifier le stalinisme d’« économisme », à condition d’en préciser le sens. Le stalinisme fait du développement économique son impératif premier, du dévouement au travail la première vertu sociale ; mais surtout il a repris au capitalisme son modèle de croissance et sa division du travail. Au nom du développement, il a ainsi perpétué les rapports capitalistes de production. On peut repérer l’origine de cet économisme dans la dialectique marxiste de l’histoire. Selon le matérialisme historique, les rapports de production socialistes sont nécessaires et supérieurs pour une raison fondamentale : ils font correspondre le caractère social de la propriété à la production déjà socialisée par le capitalisme ; ils libèrent ainsi l’essor des forces productives engendrées, puis entravées par les rapports de production capitalistes. Cette thèse passe sous silence que les forces productives, la nature de la croissance sont déterminées par les rapports de production et ne peuvent donc servir de référence ultime à un nouveau mode de production.

On doit à Lénine d’avoir tiré toutes les conséquences des formulations économistes de Marx. Lénine a fait l’éloge de l’usine capitaliste en tant qu’école de discipline pour les prolétaires, estimant qu’on pouvait la débarrasser de son côté exploiteur sans modifier son côté organisateur. Puisque le capitalisme socialise le travail, il faut instaurer une propriété socialisée sur le même modèle.

Il écrit dans la Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer (Œuvres complètes, tome XXV) : « Le socialisme n’est autre chose que le capitalisme monopoliste d’État mis au service du peuple tout entier, et qui pour autant a cessé d’être un monopole capitaliste. »

Mais où sont les rapports de production socialistes qui devraient mettre fin à la division sociale du travail ? Ils sont renvoyés à plus tard, car Lénine est réaliste et écrit dans l’État et la révolution : « Nous, nous voulons la révolution socialiste avec les hommes tels qu’ils sont, et qui ne se passeront pas de subordination, de contrôle, de surveillants et de comptables. » L’illusion de Lénine, balayée par Staline, qui était plus réaliste encore, a été de croire que l’État pouvait à la fois « instituer une discipline rigoureuse, une discipline de fer, maintenue par le pouvoir d’État des ouvriers armés », et lui-même, comme État, rester sous leur contrôle (l’État et la révolution).

Rappelons, pour éviter une confusion, que la querelle de Lénine contre l’économisme de la IIe Internationale ne porte absolument pas sur ces thèmes, mais uniquement sur la nécessité d’une révolution pour mettre en place les rapports de production socialistes correspondant au développement capitaliste des forces productives.


L’état stalinien

Quelle a été la nature politique de l’État stalinien : dictature du prolétariat, avec des abus toujours possibles, ou pouvoir totalitaire de la classe bureaucratique ? Tous les textes écrits par Marx, Engels, Lénine et Staline jusqu’en 1917 affirment avec intransigeance que « l’État de dictature du prolétariat n’est plus un État au sens propre », c’est-à-dire un appareil de répression séparé de la société, mais « le prolétariat organisé en classe dominante ». La dictature du prolétariat détruit l’armée permanente, la police et les remplace « par le peuple en armes ». Dès lors, cet État prolétarien commence à devenir inutile et s’éteint. En 1906, dans Anarchisme ou Socialisme, Staline se réfère à la célèbre citation d’Engels : « Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société — la prise de possession des moyens de production au nom de la société — est en même temps son dernier acte par soi-même en tant qu’État. L’intervention du pouvoir d’État dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre et entre naturellement en sommeil [...]. L’État n’est pas aboli, « il s’éteint ». » (Engels, l’Anti-Dühring, cité par Staline.) Dès 1930, Staline justifie le remplacement du pouvoir des soviets par la formidable machine d’État en déclarant devant le XVIe Congrès du parti communiste : « Le plus haut développement possible du pouvoir de l’État, ayant pour objet de préparer les conditions de la disparition de l’État, telle est la formule marxiste. »