Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Spinoza (Baruch de) (suite)

Du Court Traité à l’Éthique, la classification que Spinoza a établie de ces modes de connaissance a pu subir quelques fluctuations ; tantôt tripartite, tantôt quadripartite, la typologie en est somme toute assez simple et fondamentalement inchangée. La connaissance du premier genre est de nature empirique : croyance ou opinion, perception acquise par ouï-dire ou par quelques signes choisis l’essence des choses, connaissance arbitrairement — entendons les « mots » —, perception acquise par expérience vague ou imagination. Celle du second genre définissait le raisonnement — ou, simplement, la raison —, qui est une croyance vraie sauvegardée de l’erreur, mais condamnée à l’abstraction. Spinoza vise ici la pensée discursive, qui établit des liens de causalité ou procède par enchaînements démonstratifs. C’est enfin le suprême degré de la science : la connaissance claire par intuition de plus rationnelle que mystique si la science intuitive signifie bien la saisie compréhensive de ses objets ou leur aperception immédiate comme conséquence d’une nécessité logique. Ainsi, notre amour de Dieu même, pour autant que nous comprenons que Dieu est éternel, doit être dit intellectuel et assuré par la connaissance du troisième genre. Ce dynamisme de l’idée qui enveloppe l’assentiment et la certitude conduit naturellement au problème classique de la vérité et de l’erreur. Spinoza le résout de façon originale en contestant la dualité établie par Descartes dans l’acte de juger, entre entendement et volonté : « L’erreur consiste dans la privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates, c’est-à-dire mutilées et confuses. Il n’y a pas d’acte positif constituant le faux » (Éthique). En conséquence, être dans l’erreur n’est pas réellement penser. C’est uniquement n’avoir qu’une perspective partielle et présenter ce point de vue comme la connaissance du tout. Le faux est donc tout au plus privation, puisque « pour avoir la certitude du vrai, il n’est besoin d’aucun signe que la possession de l’idée vraie » (Traité de la réforme de l’entendement). L’idée vraie est son propre critère : « Verum index sui. » Comment l’idée, ou encore la connaissance, ne serait-elle pas alors toujours idée de l’idée, connaissance de la connaissance, c’est-à-dire réflexion ? Car, « pour savoir que je sais, il faut d’abord et nécessairement que je sache ». L’esprit conscient de lui-même, en tant qu’il a une idée adéquate, vraie, absolue, indépendante des circonstances fortuites, a une idée adéquate de l’idée adéquate. D’où il ressort que la méthode n’est rien d’autre que la connaissance réflexive ou l’idée de l’idée. Donc la bonne méthode sera celle qui montre comment diriger l’esprit selon la norme d’une idée vraie. Savoir est toujours avoir conscience de savoir, et c’est pourquoi un raisonnement, en tant qu’il est vrai et reconnu pour tel, peut légitimement être formalisé. La conclusion du Traité opère un renversement du doute cartésien dont le lieu est annihilé dans le spinozisme : « Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de la chose. » L’idée vraie n’a plus besoin d’une marque extérieure d’adéquation à son idéal, puisqu’elle est entièrement déterminée par l’esprit, lequel conçoit clairement et distinctement la liaison interne de toutes les parties de l’objet, de sorte que, au regard d’un être parfait qui n’aurait que des idées vraies, toute indétermination disparaîtrait, toute détermination également, qui est toujours indice de négation et de limitation ; l’existence d’un objet relèverait, à ses yeux, du statut de nécessité ou d’impossibilité. Cet Être suprême hypothétique connaîtrait d’une vision globale l’enchaînement de toutes les causes de ce qui advient, de sorte que la fiction, palliatif de l’ignorance, lui serait nécessairement étrangère. « S’il y a un Dieu ou un être omniscient, il ne peut former absolument aucune fiction [...]. La fiction ne concerne pas les vérités éternelles », car « l’esprit est d’autant plus capable de fiction qu’il comprend moins et perçoit plus de choses ; et plus il comprend, plus ce pouvoir diminue » (Traité de la réforme de l’entendement).

Sur une théorie logique de la connaissance vient donc se greffer une critique du sensualisme, elle-même liée à une dévalorisation de l’imaginaire et du nominalisme. Car, de ce que nous savons que penser n’est autre qu’avoir une idée vraie, objectivement et formellement, il s’ensuit que, « tant que nous pensons, nous ne pouvons forger la fiction que nous pensons et ne pensons pas [...] ou, après connaissance de l’âme, imaginer qu’elle est carrée, bien que nous puissions dire tout cela en paroles » (Traité de la réforme de l’entendement). Contrairement au travail de l’intellection, le processus imaginatif n’est pas un acte ; l’âme demeure passive ; elle perçoit des images dont elle ignore les causes et « délire » en prenant pour la réalité objective les fruits de son propre fonctionnement. « Les mots font partie de l’imagination, en ce sens que nous concevons nombre de fictions selon ce que les mots composent entre eux dans la mémoire. Les mots comme l’imagination peuvent donc être la cause d’erreurs graves et multiples. » Le langage est par essence ambigu, équivoque, et c’est pourquoi « les affaires humaines iraient beaucoup mieux s’il était également au pouvoir de l’homme de se taire ou de parler » (Éthique).

En vérité, nous le savons désormais, la connaissance débute avec la méthode réflexive ; elle commence avec le silence méditatif devant l’ordre sériel des existences et la recherche logique des causes et des enchaînements dans le monde. Le terme premier, le commencement absolu, se nomme dans tous les systèmes métaphysiques traditionnels « Dieu », l’origine de la Création. Or, le rejet de cette idée caractérise précisément l’originalité de l’ontologie spinoziste et rend intelligible les interprétations athées de cette doctrine. Chez Spinoza, le premier des êtres ontologiquement, et le dernier dans la hiérarchie ordonnée vers la perfection, s’exprime lui-même non pas comme être créateur ou créé, mais comme « ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose à partir duquel il devrait être formé » (Éthique). Il s’agit de la cause substantielle, de l’être le plus parfait puisqu’il est cause de soi, ou encore ce dont l’essence implique l’existence, « c’est-à-dire ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante ». La perfection n’étant rien d’autre, selon Spinoza, que la réalité elle-même, il faut établir une équivalence absolue entre l’être parfait et la Nature — « Deus sive Natura » ou « ce qui à notre sens est exactement la même chose, la Vérité » (Court Traité). La connaissance de la Nature devenant la condition de toute vérité, l’immanence, le monisme, sera donc l’âme du système. La Nature, c’est-à-dire la substance, ou encore Dieu, est une ; notre monde est le seul réel ; il existe comme la totalité infinie qui englobe toutes les réalités finies que nous percevons. L’appendice de l’Éthique énumère les qualités naturelles de Dieu et ses propriétés essentielles : « Il existe nécessairement ; il est unique ; il est et il agit par la seule nécessité de sa nature ; il est la cause libre de toutes choses (cause immanente et non transitive) ; toutes choses sont en Dieu et dépendent de lui de telle sorte que sans lui elles ne peuvent ni être, ni être conçues ; toutes choses enfin furent prédéterminées par Dieu, non pas certes par la liberté de sa volonté ou, en d’autres termes, par son caprice absolu, mais par la nature absolue de Dieu, autrement dit, sa puissance infinie ». Les attributs divins sont donc infinis, et chacun exprime l’infinité de Dieu ; l’esprit humain fini n’en peut connaître que deux : l’étendue et la pensée ; mais il les connaît adéquatement : « Par attribut, j’entends ce que l’Entendement perçoit de la substance comme constituant son essence » (Éthique). La notion d’« expression » résout toutes les difficultés concernant l’unité de la substance et la diversité des attributs : elle convient avec la substance en tant que celle-ci est absolument infinie, avec les attributs parce qu’ils sont une infinité et avec l’essence en tant que chacune est infinie dans un attribut. De ce rapport triadique se déduisent d’autres affections de la substance totale et divine : les modes qui expriment à leur tour l’ordre immuable divin hors de la substance sous des aspects différents en chaque attribut. Leur infinité permet de rendre compte de la distinction entre les diverses créatures. Reste que les attributs sont des formes communes à Dieu, dont ils constituent l’essence, et aux modes ou créatures qui les impliquent essentiellement. Ils nous font passer de la « Nature naturante » (Dieu et ses attributs) à la « Nature naturée » (les modes) sans nous faire quitter l’ordre de l’éternel et de l’infini. L’esprit reste ainsi uni avec la Nature totale, dont l’existence même est le fait éternel par excellence ; Dieu, c’est-à-dire l’action effective de la Nature, existe selon des lois permanentes et stables, de sorte que son efficacité n’est autre qu’un enchaînement causal, à la fois libre — non pas en ce sens qu’il n’y aurait point de lois naturelles, mais dans l’exacte mesure où Dieu n’est pas contraint à agir de l’extérieur —, et nécessaire par essence ou nature.