Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Soudan (suite)

L’histoire du Soudan

Dans son acception politique moderne, le mot Soudan (« pays des Noirs ») désigne l’État issu des entreprises égyptiennes dans le Haut-Nil au xixe s. Auparavant, l’histoire du Soudan se confond avec celle de la Nubie*. À la veille de la conquête égyptienne, le Haut-Nil était caractérisé par une grande anarchie politique et une forte diversité ethnique. Au nord, la prédication ardente des « maîtres » musulmans, les soufis (appelés parfois derviches), y avait réveillé l’islām ; dans la région d’Ed-Damer s’était même créée une théocratie locale. Plus au sud, Shendi était devenu un grand centre de transit des pèlerins dans la Gezireh. Mais dans le Bahr el-Ghazal, les Noirs restaient farouchement animistes ; les Chillouks de la région de Fachoda étaient organisés en une royauté sacrée, les Nuers, et les Dinkas en vastes confédérations tribales.

Des considérations générales (« richesse » du Soudan, traite des esclaves) jouèrent dans la décision de Méhémet-Ali* d’entreprendre la conquête du Haut-Nil en 1820. Mais c’est surtout le danger politique que constituaient les Mamelouks réfugiés à Dongola après leur défaite de 1811 qui amena Méhémet à confier une force expéditionnaire de 4 000 hommes à son fils Ismā‘īl pacha. Celui-ci soumit sans difficultés les Mamelouks, écrasa la confédération arabe des Chayqiya et obtint la capitulation du Sennar, tandis que le sultan du Darfour, battu, évacuait à l’ouest le Kordofan (1820-21). Toutefois, l’occupation égyptienne se limita à quelques provinces ; Dongola, Sennar, Kordofan et Khartoum, pendant plus de quarante ans. La seule extension importante fut la création de la province de Taka (auj. province de Kassala) aux confins de l’Éthiopie en 1840. La capitale du Soudan égyptien fut installée à Khartoum en 1823, et le coton fut introduit dans la Gezireh. Le commerce de l’ivoire venu des pays zandés au sud du Bahr el-Ghazal se développa, mais en même temps aussi celui des esclaves ; les grands marchands de Khartoum multiplièrent à cet effet des camps fortifiés de palissades, dits « zériba », du nom de Zubayr (ou Zubayr-Raḥāma), l’un de ces négociants, dans le Bahr el-Ghazal.

Sous le règne du khédive Ismā‘īl (de 1867 à 1879), l’expansion reprit ; le besoin de prestige, la curiosité que suscitaient les sources du Nil, découvertes en 1863 par John Hanning Speke (1827-1864) et James A. Grant (1827-1892), et la pression des Britanniques pour obtenir la suppression de la traite des esclaves sont à l’origine de cette reprise d’initiative. En 1865, Ismā‘īl s’assura le contrôle des ports de Souakin et de Massaoua. En 1869, il patronna la fameuse expédition de Samuel Baker (1821-1893), qui atteignit les confins de l’Ouganda en remontant le Nil : un poste fut alors créé à Gondokoro. Des provinces nouvelles naquirent : Equatoria, Bahr el-Ghazal, Fachoda, Darfour. Cette dernière fut fondée sur l’initiative personnelle de Zubayr, qui reçut le titre de pacha, en 1874. Ce fut en réalité le début d’un malentendu. Afin de lutter contre la traite, dénoncée vigoureusement par l’explorateur Georg Schweinfurth en 1874 dans son livre Au cœur de l’Afrique, Ismā‘īl fut amené à confier plusieurs gouvernements de province à des Européens : l’Italien Romolo Gessi au Bahr el-Ghazal, l’Allemand Eduard Schnitzer (Emin pacha) en Equatoria, l’Autrichien Rudolf Karl von Slatin au Darfour, le Britannique Charles Gordon (Gordon pacha, 1833-1885), gouverneur général du Soudan en 1877. Cependant, en dépit de la mise en résidence surveillée de Zubayr au Caire, Gordon ne put vraiment l’emporter sur les marchands khartoumiens, qui se soulevèrent à l’appel de Sulaymān, le fils de Zubayr. À peine le calme rétabli, tant bien que mal, la révolution mahdiste provoqua l’effondrement de la tutelle égyptienne au Soudan.

Le Mahdī, Muḥammad Aḥmad ibn‘Abd Allāh, originaire du Dongola, annonça sa mission de prophète et la restauration de la communauté musulmane par un islām purifié, en juin 1881. Il fut immédiatement suivi par les musulmans, travaillés par les doctrines puritaines, mais il fut aussi appuyé par les mécontents du régime égyptien, les marchands khartoumiens et leur clientèle de mercenaires, ainsi que par les tribus nomades, exaspérées par les taxes sur le bétail. Une première victoire de ses compagnons, les « Ansar », mal armés, sur une petite force égyptienne auréola les révoltés d’un prestige miraculeux en août 1881. Dès 1883, le Kordofan tomba sous son contrôle, et sa propagande agita la région de Khartoum. Mais ce qui permit la victoire du Mahdī fut l’impuissance du gouvernement khédival depuis sa banqueroute de 1876. Le nouveau khédive, Tawfīq, ne put envoyer que de faibles secours, qui furent battus en novembre 1884. Le Darfour puis le Bahr el-Ghazal tombèrent à leur tour, et, en janvier 1885, Khartoum fut prise par les mahdistes ; Gordon, qui n’avait pas voulu abandonner la ville, fut exécuté. L’Égypte évacua « provisoirement » le Soudan.

Le mahdisme dura de 1885 à 1898. Le Mahdī mourut en juin 1885, mais son empire devient un califat, bientôt sous l’autorité d’un de ses anciens compagnons, ‘Abd Allāh († 1899). En 1888, l’expédition de secours organisée par Stanley pour aider Emin pacha, demeuré en Equatoria, n’empêcha pas la conquête de cette province, tandis que vers le nord les mahdistes s’emparaient du Dongola ; mais leur expansion vers l’Égypte fut stoppée en 1889. Le califat fut organisé en théocratie militaire. Le butin de Khartoum lui permit d’abord d’alléger la fiscalité, mais le manque de ressources amena peu à peu l’armée à vivre sur le pays et entraîna un durcissement autocratique du régime. En 1896, Slatin pacha, échappé du Darfour, pouvait préconiser une reprise facile du Soudan dans son livre Feu et fer au Soudan.

La rivalité entre la France, la Grande-Bretagne et l’État indépendant du Congo pour le partage des dépouilles s’était alors déjà engagée. Léopold II dut le premier renoncer à ses prétentions sur le Bahr el-Ghazal en dépit du soutien britannique en 1894 ; à la suite des protestations françaises, il dut se contenter de la promesse d’un territoire à bail dans la région de Lado, que ses agents occupèrent en 1896-97. Les Français visaient le Nil par la voie du Congo et de l’Oubangui ; en effet, en dépit de la mise en garde solennelle du Foreign Office en 1895, ils lancèrent, en 1896, la mission Marchand* vers Fachoda. De leur côté, les Britanniques, inquiets d’un possible rapprochement entre les mahdistes et les Éthiopiens, vainqueurs des Italiens en mars 1896 à Adoua, se décidèrent à reconquérir le Dongola. L’expédition anglo-égyptienne, confiée au sirdar Kitchener, fut renforcée ensuite afin de battre de vitesse les Français et d’écraser les mahdistes. Après la défaite de ces derniers à Omdurman (2 sept. 1898), Kitchener rencontra la poignée de tirailleurs de Marchand à Fachoda. Une crise aiguë entre les deux puissances s’ensuivit ; on parla de guerre, puis finalement Delcassé* accepta l’évacuation de Fachoda (3 nov. 1898). L’accord du 21 mars 1899 consacra le désistement français dans le Haut-Nil.