Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sorcellerie (suite)

La condamnation des arts magiques par les livres des démonologues

C’est alors que se multiplient les traités. Face à la théologie écrite, la démonologie jusque-là orale s’est, avec l’imprimerie, diffusée sous une forme stéréotypée, accompagnée de ces représentations infernales qui, elles aussi, passèrent dans les arts nouveaux. Au xive s., aucun ouvrage latin et, à plus forte raison, aucun traité en langue romane ne codifiait les principes et les éléments de la sorcellerie en un exposé qui, même bref, aurait assuré son développement. Dans cet état, remarque R.-L. Wagner, la sorcellerie, « réduite à un ensemble de gestes et de formules purement mécaniques, cantonnée sous sa forme la plus basse chez les paysans, se serait éteinte lentement dans les campagnes peu à peu élevées à une compréhension plus délicate de la foi chrétienne ». Or, la voici coulée, de la fin du xve à la fin du xvie s., dans des traités dogmatiques en tête desquels prend place le célèbre Maliens maleficarum, de Jakob Sprenger seul (1487), puis de Sprenger et de Heinrich Institoris (H. Krämer) [1494], « the most important and most sinister work on demonology », dira R. H. Robbins, que complète, à partir de 1582, le Formicarius de J. Nidier et qui eut, de sa première parution à 1669, 29 éditions. La voici figée, stigmatisée ou minimisée, pour un peu plus d’un siècle, sous près de 350 titres, parmi lesquels émergent, du côté des adversaires de Satan : outre le De lamiis et phitonicis mulieribus... (1489), de Ulrich Molitor, De la démonomanie des sorciers (1580) de Jean Bodin, dix fois édité en vingt-cinq ans, Daemonolatriae libri tres (1595), du procureur général Nicolas Rémy, le Discours exécrable des sorciers (1603), du grand juge Henri Boguet, le Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons (1613), de Pierre de Lancre, conseiller du roi au parlement de Bordeaux. Encore faudrait-il citer les ouvrages de J. F. Pic de La Mirandole, le neveu de l’humaniste, de Pedro Sánchez Ciruelo, de J. Geiler von Kaysersberg, de Johannes Trithemius, de Silvester Prierias, de tant d’autres, pour mesurer, à l’échelle de l’Europe, l’abondance de cette littérature antidémoniaque.

Tous ces traités nous renseignent amplement sur les moyens d’entrer en communication avec Satan, qui, qu’on y prenne garde, ne se dérange jamais pour rien : pactes, formules héritières des lettres éphésiennes, conjurations et sacrifices, pratiques consignées dans la Clavicule de Salomon et le Grimoire du pape Honorius y sont soigneusement mentionnés ainsi que les noms des instruments, les abraxas, chers aux sorciers qui, pour opérer, s’installent dans le pentacle : les talismans, les anneaux, les miroirs magiques. Les plantes, la valériane, la mandragore aux vertus puissantes, fécondée par les excréments des pendus, toutes les recettes des sorcières de Macbeth, qui inspirèrent à T. Chassériau un beau tableau, ne sont pas oubliées, non plus que les animaux, du coq, que l’Antiquité avait consacré à la mort, au crapaud.

Tout nous y est dit sur les dates, les lieux, la durée du sabbat — où nous faisons la connaissance d’un Satan faux-monnayeur, la monnaie diabolique se mutant en choses viles —, sur les modes de locomotion permettant d’aller aux assemblées nocturnes — car, dans la sorcellerie, contrairement à ce qui se passe dans les scènes de possession, c’est l’individu consentant qui se rend au sabbat —, sur la société, la liturgie, le festin et les danses sabbatiques, la marque infernale finale, la prostitution diabolique, le mariage satanique.


Les vaines protestations et la complicité de tout un siècle

Déjà, bien avant le fameux édit de 1682 qui, en France, marque le grand reflux, des protestations s’étaient fait entendre. Chesnel pense que le procès de Jeanne d’Arc, qui provoqua un regain de crédulité, fut également à l’origine de nombreux doutes. Il est probable que la fin de l’héroïne de Patay inspira en partie à Gabriel Naudé son Apologie pour tous les grands personnages qui ont été soupçonnés de magie (1625). D’une façon générale, de strictes raisons d’humanité conduisirent Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim en 1533, son disciple Jean Wier en 1568, un Reginald Scot ou un G. Gifford en Angleterre à adresser comme Friedrich von Spee von Langenfeld des « advis aux criminalistes sur les abus qui se glissent dans les procès de sorcellerie » (1631) et à disserter comme Jacques d’Autun sur l’« incrédulité savante et la crédulité ignorante au sujet des magiciens et des sorciers » (1671). Cependant, si Samuel de Cassini essaya, un des premiers (1505), de démontrer que les inquisiteurs tombaient dans l’hérésie en croyant au vol nocturne des sorciers, il se trouva des auteurs pour le réfuter. Et l’on sait que Jean Bodin réclama la mort de Jean Wier : les Petrus Mamor et les del Río devaient pour longtemps l’emporter, soutenus dans leur action répressive par plus d’une communauté rurale hantée par les sortilèges des noueurs d’aiguillettes. C’est que le démon ne s’imposait pas seulement à quelques cerveaux déréglés, il obsédait tous les esprits.

Néanmoins, ainsi que l’écrit Pierre Chaunu, cherchant à insérer cette sorcellerie auréolée de surnaturel dans l’histoire européenne : « Il n’y a pas de phantasmes, surtout collectifs, sans un minimum de support objectif. » Cette sorcellerie occidentale a poussé, en effet, sur les marges de la chrétienté, aux frontières des royaumes, dans les bois, sur les landes. Localisée dans l’espace, elle est aussi, dans le temps, liée, pour ses manifestations les plus spectaculaires (1560-1630), aux progrès des États, aux conquêtes spirituelles, à la lente canalisation de la sexualité.

La sorcellerie, dans cette perspective, est résistante aux processus d’intégration, refus d’acculturation, rêve du passé. Les démons qu’elle invoque ont pris le relais des dieux du paganisme, et le recours à Satan est, pour cette misérable engeance de hors-caste — bergers, sabotiers, forgerons, plus versés dans les arts magiques du feu et du bois que dans ceux de la Terre —, l’ultime espoir de sauver une certaine liberté. Et si, de surcroît, on situe la sorcellerie sur un front de classe où s’aiguisent les tensions, on comprend la rigueur de la répression, on aperçoit aussi de quelle nature est le lien qui unit étroitement le juge et le sorcier. Car ces accusés ne sont pas les innocentes victimes sur lesquelles les philosophes du xviiie s. se sont penchés avec désolation. Pour l’Encyclopédie, sorciers et sorcières ne sont qu’« hommes et femmes qu’on prétend s’être livrés au démon et avoir fait un pacte avec lui pour opérer par son secours des prodiges et des maléfices », et la sorcellerie y est présentée comme une « opération magique honteuse ou ridicule, attribuée stupidement par la superstition à l’invocation et au pouvoir des démons » (Encyclopédie, 1765, t. XV). Superstition ! un mot largement défini dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui s’émeut, par ailleurs, dans son Louis XIV, des neuf cents victimes que fit Boguet à Saint-Claude.

À tout prendre, Chesnel serre de plus près la vérité historique lorsqu’il fait de ces sorciers « des imposteurs, des charlatans, des fourbes, des maniaques, des fous, des hypocondres ou des vauriens », c’est-à-dire les éléments troubles des classes inférieures et flottantes mal ancrées dans le terroir.