Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sorcellerie (suite)

Les imprécations et les malédictions de la sorcellerie sont fondées sur la puissance de la parole humaine, à laquelle les civilisations antiques ont attaché une importance fondamentale. Les vers cadencés, les chants rythmés de l’incantation d’Orphée arrêtaient par leurs accords, selon Tibulle, « les fleuves dans leur course, le vent dans son vol et prêtaient aux chênes mêmes une oreille pour les écouter ». Ce pouvoir du véritable magicien, initié, poète et maître de toute la nature vivante, n’est pas donné au sorcier, mais, en revanche, celui-ci peut, par de funestes incantations, maudire son ennemi et annoncer sa vengeance.

Cette distinction entre le savoir du magicien et les connaissances du sorcier comme entre leurs pouvoirs respectifs se retrouve dans toutes les sociétés primitives aussi bien que dans les grandes civilisations antiques. En Afrique comme en d’autres parties du monde, le féticheur, par exemple, n’est pas confondu avec le sorcier.

Une tradition islamique affirme que les djinns mécréants et méchants, les chayṭāns, écoutaient aux murs et aux portes du Ciel et ajoutaient des mensonges à ce qu’ils entendaient murmurer. Ils furent chassés par des lampes masabih, mises là comme ornements, mais qui sont parfois lancées comme des projectiles (rudjum) par les anges en faction. Les chayṭāns ne connaissent donc pas exactement les réalités invisibles ; ils descendent alors vers tous les grands menteurs, et les égarés les suivent, ne faisant jamais ce qu’ils disent. Aussi doit-on respecter le magicien licite — mu‘azzimun, qui, obéissant à Allāh, l’implore, renonce aux désirs charnels et terrestres, adjurant les esprits par la seule puissance des noms divins — et condamner les sorciers, mécréants et méchants comme les chayṭāns qui les inspirent et que l’on nomme sahara. Leur magie « noire » remonte à Iblīs, par l’intermédiaire de sa fille Baidhakh, à laquelle ils font des sacrifices d’animaux et d’hommes. D’autres disent que Baidhakh est Iblīs en personne. L’un de ces sahara lui aurait dit que, s’étant endormi, il avait vu Baidhakh entourée d’un peuple ressemblant aux Nabatéens du Sawad, nu-pieds et aux talons fendus. Cette tradition islamique singulière peut être rapprochée de la marque du « pied du Diable » dans la démonologie médiévale.

R. A.


La sorcière : « Ô Satan, prends pitié de ma longue misère. »

Besogneuse et malheureuse, épuisée par de trop nombreuses maternités, la sorcière porte dans ses flancs toute la misère des temps. Liée à la terre, à la campagne, elle n’a pas les attraits de la Circé d’Homère ; proche parente de la pythonisse d’Endor, la sorcière n’est pas la magicienne, pas plus que la sorcellerie n’est la science.

Cependant, comme l’a si bien montré R.-L. Wagner, de la sorcellerie fruste aux pratiques merveilleuses des enchanteurs, la différence fut vite effacée par les poètes des chansons de geste et surtout par Benoît de Sainte-Maure, Chrétien de Troyes et Marie de France, dont les jeunes héroïnes ont souvent pour nourrice une sorcière ; mais celle-ci est tellement irréelle ! Aucun d’entre eux ne se demande jamais, seulement sensibles au prestige des miracles qu’opéraient le sorcier et l’enchanteur, si l’un et l’autre obtenaient leur pouvoir par le même moyen ou par des voies opposées. Et pourtant, les « sorceries », les « charaies », les « conjureisons », les « poisons » des sorcières, ces procédés de pauvre femme, sont avant tout une protestation désespérée contre un sort par trop injuste. Et les attributs de la sorcière disent bien sa condition : le chaudron, le balai, le grand bouc noir, son idole. Nous la retrouvons presque toujours en quelque coin retiré, sur la lande déserte ou la terre en jachère.

Ces sorcières, beaucoup de gravures et de tableaux nous les montrent, avec leurs jambes lourdes, courtes et cagneuses, leurs ventres flétris et pollués qui contrastent avec leur seins, que le diable semble avoir épargnés, leurs reins cambrés et leurs masques grimaçants. Voici, à l’aube des Temps modernes, les sorcières de Hans Baldung, d’Albrecht Dürer, de Jan Van Mechelen, celles des maîtres anonymes qui ornent le livre d’Ulrich Molitor ou le Compendium maleficarum de Guaccius. Voici, deux siècles plus tard, celles de Goya, vieilles et décrépites et qui néanmoins, « suben alegres », montent joyeuses. À l’exception de quelques-unes, jalousées et dénoncées pour leur beauté, ce sont des paysannes au visage fortement animalisé, qui entraînèrent à leur suite nombre de seigneurs et d’honnêtes dames, car c’est toute une société qui fut contaminée.

Répertoriant les états psychologiques favorables à la tentation, Étienne Delcambre a donc fort justement placé avant les chagrins sentimentaux, les drames conjugaux, la soif de vengeance et le goût du mystère, la pauvreté, une misère telle que Michelet et Paul Jacob (le bibliophile Jacob) ont pu, les premiers, voir dans le sabbat l’orgie des serfs en révolte. L’étiologie du mal de sorcellerie ne fait maintenant plus de doute : la misère, les guerres, les pestes, auxquelles s’ajoute vraisemblablement une tendance à l’hallucination provoquée par les carences alimentaires et l’abus de certains produits.


La condamnation par l’Église

Chesnel, au siècle dernier, a bien montré que « l’importance que prit la sorcellerie au xiie s. fut la conséquence des doctrines des vaudois ». L’accusation de vauderie conduisait au bûcher, et vaudois et sorcier étaient synonymes. Mais si, au xive s., la sorcellerie n’a donné lieu qu’à quelques procès retentissants, théologiques ou politiques, laissant deviner des poussées sporadiques, commencent, avec le xve s. et la bulle Summis desiderantes affectibus d’Innocent VIII (1484), ce « chant de guerre de l’Enfer », dira Schwager, qu’entonnèrent ensuite Alexandre VI et Léon X, les grandes épidémies et la chasse aux sorcières, les procès collectifs et les exécutions en masse de la sorcellerie flamboyante dont les dernières lueurs se mêleront encore aux rayons du Grand Roi. Jakob Sprenger et Heinrich Institoris (H. Krämer), les deux inquisiteurs désignés par Innocent VIII, ont oublié les incertitudes de leurs prédécesseurs : on brûle en France, en Suisse, en Italie, en Allemagne, en Espagne des fournées de sorciers que Satan a abandonnés au moment même où ils tombaient entre les mains de la justice.