Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Shakespeare (William) (suite)

Indéchiffrable, imprévisible, sa vengeance est justement d’inquiéter. L’invention de la pièce, souricière par laquelle le roi ne peut manquer de se voir découvert, est le grand moment du jeu. Rien n’est plus moderne chez Shakespeare que l’embrouillement du théâtre et de la vie. Les acteurs sont avec Horatio la seule compagnie avec laquelle Hamlet communique. Si l’on examine d’ailleurs d’un peu près le monologue le plus banalement célèbre de la pièce, « Être ou ne pas être », on voit à quel point il est absurde et invraisemblable dans la bouche d’un prince, à quel point il convient par contre à un acteur qui jouerait le prince.

Shakespeare est de plain-pied avec les grands archétypes et avec les mythes : derrière Hamlet, il y a Oreste ; et, sans doute, Oreste est-il en dernier ressort un dieu hivernal allié à la mort et aux morts, meurtrier de l’été. Mais Shakespeare, qui n’en savait rien, a inversé le mythe dans ses résonances humaines. « Faiblesse, tu te nommes femme » ; dit Hamlet. Il est devenu misogyne comme l’amant de la dame brune. C’est tout le mouvement de Troïlus et Cressida (1601). Le Moyen Âge a été obsédé par les Troyens, de qui descendent toutes les dynasties, et par la guerre de Troie, liée à la fois à l’amour courtois et à son inversion. En Angleterre, Chaucer* n’est que le plus illustre de ceux qui en ont extrait l’histoire de Troïlus et Criséide, qu’il reprend d’ailleurs à Boccace, où il a trouvé Pandarus entremetteur et le schéma de la trahison. L’épisode dans Shakespeare est devenu représentatif de toute la guerre, comme la voit Thersite, le bouffon le plus violent, le plus grinçant, le plus graveleux de l’œuvre : « Tout le débat n’est que d’un cocu et d’une putain » ... « Tout n’est que paillardise. » À quoi s’opposerait le point de vue d’Hector, le parfait chevalier : qui est que seuls les sacrifices absurdes que l’on fera pour garder Hélène rachèteront l’honneur perdu dans son enlèvement. La noblesse d’Hector domine le camp des Troyens ; celui des Grecs n’a pas l’équivalent. La sagesse d’Ulysse se double d’un discours creux sur l’importance de l’ordre hiérarchique dans le cosmos et chez les hommes, ruse pour ramener Achille au combat. Cet Achille est l’un des personnages de Shakespeare que les récentes mises en scène ont le plus transformé. Il est devenu un barbare corrompu. Il n’y a plus le moindre doute sur ses rapports avec Patrocle ; mais, en outre, un fascinant équivoque marque ceux qu’il a avec Hector, de sorte que la façon assez ignoble dont il le fait égorger, désarmé, par ses myrmidons a l’aspect d’un viol collectif. Thersite a raison : une frénésie de meurtre et de luxure, voilà toute la guerre.

C’est dans cette atmosphère que se déroule l’aventure de Troïlus et de Cressida : une jeune fou étourdi d’amour et de vaillance ; une jeune effrontée qui ne connaît de vérité que dans l’émotion présente et dont l’impatiente sensualité n’est retenue que par la plus formelle bienséance. Elle a beaucoup de charme et aussi cette grâce exquise de langage que son auteur dispense aux impures comme aux pures. Juliette pervertie, elle transfère sa caresse, verbale aussi bien que charnelle, au prix de quelques battements de cœur et de cils, de Troïlus à Diomède. Le spectacle tire Troïlus des illusions de l’enfance : « C’est et ce n’est pas Cressida. » On n’aime donc qu’une image, on ne communique pas avec la réalité, une lettre de la bien-aimée ce sont « des mots, des mots », Troïlus est entre Hamlet et Othello.


Quiproquos et malentendus

Deux comédies de cette période ont le même ressort cher à la littérature populaire, le quiproquo sur la compagne de lit. Tout est bien qui finit bien (All’s well that ends well, 1602?) est une médiocre comédie d’intrigue où la farce et l’imbroglio se mêlent. Hélène, pupille de condition modeste de la comtesse de Roussillon, est amoureuse de son fils Bertrand, non seulement contre l’aveu de la comtesse, mais aussi contre le sentiment du fils. Il ne lui reste, moliéresque médecin mage, qu’à guérir le roi de France d’une fistule contre la promesse du mari de son choix. C’est Bertrand ; mais, comme il annonce qu’il ne la reconnaîtra pour femme que si elle se trouve enceinte de ses œuvres et que, cependant, il ne la veut pas dans son lit, elle s’arrange pour s’y trouver à la place d’une autre. On peut dire du malheureux Bertrand qu’il ne lui restera qu’à s’exécuter. Mais il se pourrait que la réalité à venir de ce mariage ne correspondît pas au titre.

Mesure pour mesure (Measure for Measure, 1603) est l’une des pièces de Shakespeare qu’il est difficile de nous rendre contemporaine. Elle a ses enthousiastes, généralement attachés à l’aspect théologique qu’annonce un titre tiré du Sermon sur la montagne : « Ne jugez pas de peur d’être jugés... et de recevoir mesure pour mesure. » Shakespeare semble avoir voulu mettre un accent édifiant à un typique conte italien (de G. Giraldi Cintio) déjà porté au théâtre anglais. Un souverain trop indulgent, sous qui les mœurs sont devenues dissolues, prend des vacances et charge son substitut, Angelo, de rétablir la situation. Une loi punissant de mort les fornicateurs est remise en vigueur ; le premier coupable désigné est Claudio, qui attend son exécution dans l’humeur angoissée du prince de Hombourg, bouleversé par de terrifiantes et superbes images de la mort comme condition. Il supplie sa sœur Isabella d’intercéder auprès d’Angelo. Celui-ci, par une sorte de talion, concédera la vie à Claudio si elle lui abandonne sa chasteté. C’est le duc, revenu déguisé en moine, qui suggère la solution : c’est une femme jadis séduite par Angelo qui prendra dans son lit la place d’Isabella, et qu’il sera tenu d’épouser. On a vu le Sermon sur la montagne en meilleure posture.

Par rapport à Troïlus et Cressida, Othello (1603) est une pièce où l’illusion est inverse, où la trahison de l’épouse est l’invention d’un traître. Le tragique malentendu qu’il amorce et qu’il agence est, une fois de plus, rendu possible par la non-communication et par des circonstances existentielles dont Shakespeare a merveilleusement compris l’importance. Dans son orgueilleuse modestie, Othello se voit mis par sa peau noire à distance de Desdémone, et rapproché et séparé d’elle à la fois par sa légende glorieuse : « Elle m’a aimé pour les périls que j’avais traversés. » Elle a donc, elle aussi, aimé une image. Le soupçon dort en lui. C’est Brabantio, le père de Desdémone, qui le premier s’emploie à l’éveiller : « Aie l’œil sur elle, Maure. Elle a trompé son père, pourquoi pas toi ? » Et lui : « Je gagerais ma vie sur sa fidélité. » Mais, lorsqu’il la retrouve, il a déjà le sentiment angoissé du mystère de l’avenir, qu’il formule en le refoulant : « Mon esprit est dans un contentement si absolu que nul autre pareil ne saurait le suivre dans l’inconnu des destinées. » C’est une fois de plus, comme pour Hamlet, le problème du réel inconnaissable, de la connaissance de l’autre, surtout, qu’on a cru s’approprier. À peine Iago a-t-il parlé qu’il construit son hypothèse : « C’est peut-être que je suis noir, et que je n’ai pas les grâces de la conversation. » C’est un esprit disponible qu’Iago remplit d’images ignobles, sachant qu’elles sont plus absolues que des raisons. Et, lorsque Othello se résout à supprimer l’image clef avec l’objet, la catin qui a pris en lui-même la place de la bien-aimée, il est comme hypnotisé : « C’est la cause, c’est la cause, ô mon âme », dit-il en cette langue de termes opaques, qui sera aussi celle de Léontès dans Conte d’hiver, qui est celle des jaloux névrosés de Shakespeare. On a commencé par ne plus reconnaître l’autre (« c’est et ce n’est pas Cressida »), on finit par se voir soi-même comme un autre : « Voilà celui qui fut Othello. »