Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Shakespeare (William) (suite)

Figures et mythes

Jules César (1600?) est, comme Richard II, une grande pièce quasi classique par sa pureté de ligne et de style. On voit même assez curieusement Shakespeare, si peu préoccupé de règles, s’en rapprocher par instinct de dramaturge, l’unité d’action se voyant renforcée d’une relative unité de temps — trois années d’histoire romaine ramenées à quelques semaines et, au début, quatre mois condensés en un seul jour. Le génie dramatique qui, sur linéiques lignes de Holinshed, invente Macbeth apparaît ici inversement à travers sa fidélité à Plutarque. Dans les Vies de César et de Brutus, Shakespeare, pourrait-on dire, a tout trouvé : mais ce n’est que toute sa matière première. À partir d’une donnée qui pouvait paraître presque encombrante tant elle était abondante et précise, il a construit le César ambigu qu’il fallait à sa double vision de dramaturge hanté par le sens de la destinée et de royaliste obsédé par le caractère sacré et sacrificiel du souverain. Il a souligné les infirmités, l’épilepsie, pour mieux faire valoir la grandeur d’âme : le César de Plutarque ne peut lire dans la foule l’avertissement d’Artemidorus ; celui de Shakespeare le dédaigne. À l’occasion, Shakespeare a recours à une autre source : Appien lui fournissait, au lieu de l’Antoine simple et rude de Plutarque, un comédien émotif et rusé, loyal et cruel.

La critique rapproche Brutus d’Hamlet. On est tenté de proposer un rapprochement paradoxal entre Brutus, homme de bien et très pur, et Macbeth, homme d’ambition et de mal. Hamlet a des problèmes psychométaphysiques, mais aucun doute sur les aspects éthiques de l’action à entreprendre, qui serait à la fois revanche contre un criminel et châtiment d’un sacrilège. Il en est tout autrement de Brutus, qui, en participant au meurtre de César, va contre l’amour qu’il lui porte pour châtier dans une chair vive et précieuse l’offense faite à l’abstraite liberté. C’est pour cela qu’il ne cesse de rêver à une solution impossible qui permettrait d’extirper la faute sans tuer le coupable. Et tout le temps que dure la préparation du complot, il est, si l’on prête attention à l’épreuve de vérité de l’écrivain, qui est l’écriture même et le langage, dans un état curieusement voisin de celui de Macbeth, souhaitant que l’acte fût révolu et en lui-même enclos : « Entre l’accomplissement d’un acte terrible et l’impulsion première, tout l’intervalle est comme un fantôme ou un rêve hideux [...]. La condition de l’homme, tel un petit royaume, se trouve alors dans un état d’insurrection. »

Brutus et Cassius : comment séparer dans l’action républicaine le moraliste et le politique, qui se complètent et s’opposent ? Cassius estime avoir besoin de Brutus parce qu’il est, comme dit Casca, « haut placé dans le cœur des hommes ». S’il ne paraît guère, dans la pièce, soucieux de popularité, c’est que Shakespeare voulait un contraste frappant entre son discours, maigre, sec, dédaigneux, et celui d’Antoine — entre la distance intellectuelle de l’un et l’appel immédiat et viscéral de l’autre. Cassius, malheureusement pour les conjurés, n’a, quant à lui, rien de charismatique. Nul homme obsédé, comme il l’est, d’égalité et qui n’est pas au sommet n’échappe au soupçon de jalousie. Il a cependant mis dans l’action contre César toute son âme, occupé de ses fins jusqu’à être indifférent aux moyens, de sorte qu’au moment où ils vont payer de leur vie leur opposition au courant de l’histoire Brutus lui reproche avec mépris, dans une scène qui est un des hauts lieux dramatiques de la pièce, de se faire « graisser la patte ». Il est presque haineux, tandis qu’en face de lui Cassius a le ton d’une amère tristesse et la voix de l’amour blessé. Ils ont évolué en sens opposé : l’un, Cassius, selon sa nature ; l’autre, Brutus, parce qu’il a agi contre sa nature, a été graduellement miné par la peine et le remords. Le fantôme de César préside à l’inversion tragique des rapports humains.

Ce que l’on a désigné comme la certitude éthique d’Hamlet est secondaire ; ce qui domine la pièce (1601?), qui est le fait nouveau et qui s’appliquera aussi bien à Othello, c’est l’incertitude de toute réalité et l’angoisse que cela détermine. Hamlet, dont le père vient de mourir, ne sait plus s’il est revenu de l’université de Wittenberg à Elseneur pour les funérailles de son père ou pour le remariage de sa mère à son oncle, tant ceci à suivi cela de près. C’est dans un état de trouble traumatique qu’Hamlet voit le fantôme de son père tenter de se découvrir à lui — mais un fantôme est-il identifiable, peut-il se découvrir ? C’est le problème de la communication : on ne communique pas avec les morts. Mais les vivants ? Quelle confiance faire à ce nouveau couple, incestueux, qui pue la luxure et le mensonge, à leur cour, opportuniste et servile, à Polonius et à ses rabâchages sententieux, aux jeunes courtisans, dont le langage est plus souple que leur esprit n’est agile. Hamlet s’étonne qu’on puisse sourire, sourire et n’être qu’une canaille. Quand Polonius lui demande ce qu’il lit, il répond : « Des mots, des mots, des mots » ; ni par l’oreille ni par l’œil, il n’entre en l’esprit rien de réel. Mais, lorsque Hamlet, en face des hommes, connaît qu’il ne les connaît point, ni rien d’eux, et que cette opacité lui devient insupportable, et qu’elle fait monter en lui la névrose, il lui vient à l’idée, loin de se retenir au bord du déséquilibre, de le cultiver et de devenir par là incompréhensible, de mettre en face du mensonge le mystère d’un interlocuteur qui ne joue pas le jeu social du dialogue, qui parle par énigmes inquiétantes, déconcertantes. Pirandello, dans son chef-d’œuvre Henri IV, donnera une version moderne d’Hamlet. Jeu féroce face au groupe qui ne quitte la convention que pour le mensonge. N’est-ce pas le cas d’Ophélie même, et le sot Polonius n’a-t-il pas conçu, au service du roi, l’idée d’employer sa fille à découvrir le secret d’Hamlet ? Avec celle qu’il aime, son jeu devient plus cruel : la cruauté est à proportion du dégoût et du désarroi. Que ce dégoût se concentre sur deux femmes aimées, la mère et l’amante, dénonce tout le sexe : parmi les symboles du mensonge, le plus écœurant sera le maquillage.

Le dégoût, l’inappétence vitale, décourage l’espèce de satisfaction que constituerait la vengeance banale par le meurtre. Si, pourtant, Hamlet tue Polonius, c’est à travers la tenture ; c’est l’invisible et le caché qu’il frappe, c’est qu’il rencontre une parfaite convenance entre la circonstance et le symbolisme dans lequel il s’est retranché.