Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rousseau (Jean-Jacques) (suite)

La quête de soi-même

Des « quatre philosophes » du xviiie s., à propos desquels on ne souligne pas assez les différences, Rousseau est le plus tardif ; célèbre du jour au lendemain, à trente-huit ans, par son Discours sur les sciences et les arts, il fait figure d’isolé et d’opposant. Genevois, ne connaissant pas l’ancienne France, à la différence de Voltaire, il est aussi un autodidacte et un pèlerin passionné et pathétique. Son originalité de pèlerin, c’est de rêver un paradis de l’homme pur ou purifié ; son originalité de passionné, c’est de dire : Moi ! Et il le dit sans cesse, car son rêve de paradis se confond avec celui de l’authenticité, car lui-même, c’est aussi, comme l’a dit Montaigne, tous les hommes, l’humanité idéale. Rousseau combat son siècle au nom d’une exigence de totalité qu’il découvre dans le sentiment intérieur, voilé par la société, mais toujours présent envers et contre tout. Aussi est-il avant tout un moraliste, un prêcheur si l’on veut, mais qui puise sa force dans une intuition irrécusable. Il sait quelle est la vraie, la seule morale, et il le dit dans son Discours sur les sciences et les arts et dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Il sait quel est le vrai, le seul bonheur, et il le chante dans Julie ou la Nouvelle Héloïse et dans les Rêveries du promeneur solitaire. Cet homme hanté, obsédé par les attaques, les polémiques, les injustices, qu’on croyait légèrement fou — mais de récentes études ont montré qu’il fut réellement victime de persécutions —, cet écrivain dont Voltaire et Diderot ont dit des choses perfides a vécu, a écrit pour être heureux et pour dire le bonheur, car il l’avait connu (aux Charmettes notamment). Rousseau est à la recherche de son moi essentiel, de son secret, qui est le secret même du bonheur. Il parle en son nom propre : illuminé, il lutte contre les « ténèbres » du monde, et, s’il attaque, c’est pour défendre sa transparence, sa relation au bonheur, le chemin qui le mène au repos, à la pureté et à la plénitude. Sa formation morale, son protestantisme, son esprit curieux, inquiet, instable, son « naturel hardi » et son « caractère timide » donnent à sa quête un ton d’urgence, de nécessité et d’absolu qui explique l’incompréhension d’un public mondain, blasé et spirituel, croyant à un bonheur différent et agissant, pour Rousseau, comme antithèse malveillante et comme révélateur de soi, car, il ne se lasse de le clamer : « Il faut être soi ! »

L’œuvre de Jean-Jacques Rousseau constitue cette quête de soi sur tous les modes, sous toutes les faces de la vie humaine ; son autoportrait (d’« après nature et dans toute sa vérité ») — les Confessions — figure le foyer, le miroir convergent de toutes les peintures qu’il a faites de l’existence et de l’expérience humaines.


Une œuvre totale

Contemporain de soi-même, Rousseau l’est également de son siècle, mais pour le rendre avec soi contemporain d’un monde plus pur, innocent. Se peindre soi, c’est montrer le bon exemple : « Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur, et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l’éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu’il ne s’y passe pas un mouvement qu’il n’aperçoive, afin qu’il puisse juger par lui-même du principe qui les produit », écrit-il dans les Confessions. Autour de ce centre de gravité, Rousseau tente de saisir la nature de l’humanité, dont il est la conscience : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. » Mais il ne tient qu’aux autres de vouloir être, réellement, ses « semblables ». C’est pourquoi son œuvre, si diverse, garde l’unité profonde de ce regard sur soi et sur le monde — qui lui renvoie son regard, déformé ou voilé, parfois accueilli. Cette volonté de revenir aux sources rassemble tous ses ouvrages : les Discours, l’Émile, Du contrat social, Julie ou la Nouvelle Héloïse, les Confessions, jusqu’au moindre article d’« Économie politique », jusqu’au Dictionnaire de musique et aux Lettres de protestations et de justifications. Et c’est ce recueillement qui donne à ses écrits leur véritable sens : la nostalgie et l’élégie. En Rousseau, l’imaginatif, le réaliste, le logicien, le sensuel, le réformateur et l’utopiste ne font qu’un, cohabitent dans une unité certes instable et périlleuse, mais toujours vécue et créée, l’unité de la conscience morale : avant tout, Rousseau est un moraliste passionné qui contemple et juge, regrette et espère, décrit et réforme. Dans chacune de ses grandes œuvres — critiques, politiques, pédagogiques, romanesques ou autobiographiques — se remarquent ce besoin et ce sens de l’unité primordiale. Son œuvre, c’est le mouvement de cette unité vitale, et l’on pourrait, à la rigueur, en suivre le tracé privilégié, tel celui d’une sphère, dont tous les points sont à égale distance d’un centre intérieur appelé « moi », en qui tout finit par se résoudre, qui devient « le tout » : une critique des fondements de la société et de la conscience (les deux Discours), suivie de la Nouvelle Héloïse, qui fait vivre sur le mode romanesque l’idéal pédagogique et religieux de l’Émile et (dans une certaine mesure) les principes théoriques du Contrat social, puis le grand éclaircissement des Confessions et enfin les Rêveries, où Rousseau goûte la pleine transparence à soi dans la nature.


Contre la corruption

Le Discours sur les sciences et les arts nous montre un Rousseau romain, radicalement réactionnaire, qui rêve d’un âge d’or, et c’est ce rêve qui lui donne toute sa virulence de réactionnaire : « Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribue à épurer les mœurs ? » Rousseau répond : illuminé et indigné, il ressuscite Fabricius, il déclame, il plaide, il condamne ; l’homme, primitivement, était bon, pur, heureux ; c’est la civilisation qui l’a corrompu. Dès lors, la vraie science est la vertu, « science sublime des âmes simples », qui, seule, peul purifier l’homme ; il suffit à celui-ci « de rentrer en soi-même et d’écouler la voix de sa conscience dans le silence des passions » pour retrouver « l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés ». Mais Rousseau n’a jamais prétendu qu’il fallait revenir à l’« état de nature » ; il proclame seulement que la civilisation détruit la morale. La Préface de Narcisse met les choses au point : « Les arts et les sciences, après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes. » L’important, c’est que Rousseau lie morale et politique, nous léguant le réflexe moral à l’origine du réflexe politique ; son originalité, c’est qu’il tient sa virulence de révolutionnaire de son intransigeance de réactionnaire : il veut un état qu’il connaît, montrant ainsi l’ambiguïté et l’ambivalence de sa pensée ; où se mêlent le passé et l’avenir.