Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rousseau (Jean-Jacques) (suite)

Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes reprend ces accusations et ces principes. Rousseau y crée un mythe fécond, celui du « bon sauvage » — raillé par Voltaire —, et pose le problème moral dans ses rapports avec la société en montrant que la propriété détruit l’harmonie naturelle dans laquelle vivaient les hommes, « libres, sains, bons et heureux ». La propriété, entraînant l’inégalité des conditions, suscite la réflexion (ambition, jalousie, tromperie, avarice) et l’orgueil, la résultante de toutes ces forces perverses étant le despotisme et l’esclavage. Rousseau regrette le temps de l’innocence de la conscience, où vivait l’homme primitif : « Son âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle. » (On retrouve ces termes appliqués à lui-même, lorsque, à la fin de sa vie, il jouit de soi dans la sagesse et le repos.) Il s’agit donc toujours de concilier ces deux affirmations : « L’homme est naturellement bon » et « Tout dégénère entre les mains de l’homme », mais il s’agit surtout d’en concilier la synthèse avec cette autre affirmation, centrale et dangereuse : « L’homme qui pense est un animal dépravé. » En effet, Rousseau, même contre la société, fait le jeu de la société et de la pensée : sa conscience est en danger.

Il s’en aperçoit bien vite : Voltaire, après avoir lu le Discours, contre-attaque. En butte aux satires, Rousseau s’installe à l’Ermitage, où il goûte un temps de bonheur : « Voilà l’austère Jean-Jacques, à près de quarante-cinq ans redevenu tout à coup le berger extravagant. » En présence de Mme d’Houdetot, il rêve un roman d’amour, qui deviendra la Nouvelle Héloïse : « Je vis ma Julie en Mme D’Houdetot. » Mais, à côté de l’idylle, les temps s’assombrissent ; entre lui et Voltaire, ce sont les premières escarmouches, d’abord à propos du désastre de Lisbonne, prétexte à une polémique sur la Providence : Rousseau, dans sa Lettre sur la Providence, critique le pessimisme amer de Voltaire tel qu’il apparaît dans ses poèmes « Sur la loi naturelle » et « Sur le désastre de Lisbonne. » Puis il se sent visé par la phrase de Diderot dans le Fils naturel : « Il n’y a que le méchant qui soit seul » ; la brouille sera complète l’année suivante. Enfin, c’est la grande bataille au sujet du théâtre à Genève.

Voltaire, en effet, avait voulu installer un théâtre aux Délices, mais il se heurte au Grand Conseil de Genève. Il inspire alors à d’Alembert l’article « Genève » de l’Encyclopédie, qui félicite les pasteurs de la ville d’être d’un « socinianisme parfait » et pose directement la question du théâtre. Or, attaquer Genève, c’est attaquer Rousseau. Celui-ci répond par la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, où il reprend la thèse de son premier Discours : alors que Voltaire et d’Alembert, philosophes « éclairés », optimistes et civilisés, croient à la « vertu » du théâtre, Rousseau, qui s’identifie avec les « Montagnons », craint l’immoralité et le luxe qu’entraînerait un théâtre. La tragédie ne peut réformer ; au contraire, elle attendrit par la séduisante peinture de l’amour. Rousseau attaque l’immoralité de Molière, parce que le comique est un manque de respect. Celui qui rit est méchant, et le rire nie toute la thèse de Rousseau sur la bonté de l’homme. L’originalité de Rousseau, c’est, par certains côtés, d’être alors si proche du christianisme et de Bossuet, d’attaquer au superlatif et, avec un souffle polémique rare, d’ébranler les consciences. Mais le manichéisme de Rousseau touche souvent au sophisme, ce qui permet de comprendre le jugement général porté sur lui par La Harpe : « Rousseau n’est que le plus subtil des sophistes, le plus éloquent des rhéteurs, le plus impudent des cyniques. » Car c’est lui-même qu’il défend, avec toutes les ressources de la parole : tout, en effet, est écrit pour la page concernant Alceste, le misanthrope, avec lequel ses ennemis l’identifient. Or, pour Rousseau, doué d’une grande intelligence d’écriture, l’intelligence n’est rien ; seuls comptent le cœur, la conscience — et Voltaire est un méchant : c’est la rupture.


« Le pays des chimères »

Rousseau reste dans son rêve. Contre la corruption de son siècle, il soumet au monde une conception de l’éducation naturelle dans l’Émile, afin que les « belles âmes » puissent goûter les joies vraies d’une vie naturellement conduite, les extases du sentiment, les plaisirs innocents de la nature et retrouver ainsi la pureté et l’harmonie primitives. Il s’agit de soustraire l’individu à la corruption ambiante ; d’où les trois grands principes de ce nouveau « système d’éducation ». En premier lieu, une éducation négative doit préserver l’enfant de tout contact avec la société, la famille et les livres (les Fables de La Fontaine sont interdites ; le seul Robinson Crusoé est autorisé), et à lui laisser l’entière liberté de découvrir le monde par l’expérience directe, sous l’œil néanmoins vigilant du précepteur : ainsi sera sauvé l’homme naturel et l’enfant rendu apte à être éduqué naturellement. En second lieu, une éducation progressive sera nécessaire : d’abord sensorielle, puis intellectuelle et manuelle, car le précepteur s’attachera à former l’intelligence et le jugement de l’adolescent et à lui assurer l’indépendance grâce à un métier manuel. Enfin et surtout, on donnera à Émile une éducation morale et sociale : en favorisant l’amitié, la pitié, la sympathie et la justice, en lui faisant étudier les plus « belles » pages de l’histoire, en l’inclinant à suivre la loi de son cœur. Car il s’agit, avant tout, de former une âme naturelle, un futur citoyen et père de famille : en effet, Émile se mariera avec Sophie, femme idéale, élevée dans la seule et suffisante perspective de devenir une épouse agréable, une bonne maîtresse de maison et une compagne vertueuse. Et ils seront heureux.