Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rome (suite)

Ce n’est pas le seul secteur où les conséquences des conquêtes favorisent les classes supérieures. L’exploitation des pays conquis se partage entre une classe dirigeante et une classe affairiste. La première envoie ses pro-magistrats dans ces pays : ceux-ci gouvernent les provinces, mais ils les exploitent pour leur propre compte. Ils constituent très vite de grosses fortunes par leurs concussions, pratiquement impunies. Les hommes d’affaires se rencontrent partout, mais surtout à Délos, grand marché des esclaves en même temps que foyer d’orientalisme, où Juifs et Égyptiens côtoient les Grecs et les Thraces. La perception des taxes imposées aux provinces est affermée à des sociétés financières dont les actions se négocient à la Bourse de Rome. Le transfert incessant d’argent de la province vers Rome va favoriser l’activité économique des pays soumis, aux dépens de la capitale.

L’influence de l’hellénisme, sensible de longue date, prend alors des proportions énormes : « La Grèce vaincue a conquis son farouche vainqueur. » Elle a fait découvrir à Rome un art plus évolué, y a fait naître la littérature, lui a révélé la philosophie, et lui a amené d’autres dieux. Les sentiments des conquérants ont été divers : Lucius Mummius, le spoliateur de Corinthe, avertit les transporteurs d’œuvres d’art qu’en cas de perte ils devront les remplacer. Ses soldats jouent aux dés sur un tableau célèbre. Plus tard, Cicéron* qualifie de puérile l’admiration des Grecs pour les chefs-d’œuvre de leur art. Mais l’esprit béotien reste compatible avec l’esprit de rapine, et le goût de l’art progresse insidieusement. De même, la prise de conscience de la place de l’hellénisme à Rome est progressive. Vers 240 av. J.-C., un Grec de Tarente, Livius Andronicus, traduit des tragédies grecques en latin et adapte l’Odyssée. Vers 200 av. J.-C., la fierté romaine des auteurs de la génération suivante se retourne contre l’hellénisme qui les a fait naître. Enfin, les conquêtes et le pillage font déferler l’hellénisme, qui, après avoir été le propre de cercles cultivés (Scipions), après avoir converti Caton*, vieux Romain réactionnaire, se manifeste dans la vie de tous les jours, présidant à l’épanouissement du luxe des maisons comme à l’évolution religieuse. L’affaire des bacchanales (186 av. J.-C.) est assez significative de la manière dont les Romains ont su parfois s’intéresser à ce qui était le moins louable dans la vie grecque. Les bacchanales étaient des fêtes de Bacchus qui avaient vite pris la forme de réunions populaires clandestines et nocturnes autour desquelles gravitaient la débauche et le crime. Une enquête découvrit l’étendue de l’affaire et entraîna 6 000 condamnations. Il ne manqua pas d’autres sociétés de ce genre, mystiques ou frénétiques, qui, peut-être inoffensives, inquiétaient les tenants de la religion traditionnelle.


La civilisation matérielle

L’apparition du luxe est progressive, bien que Tite-Live l’indique comme une conséquence du retour de l’armée d’Asie. Les intérieurs se garnissent de tapis, d’étoffes luxueuses, de meubles de bronze et d’argenterie. C’en est fini de la vieille rusticité romaine, des maisons de brique, des plats de légumes. C’est maintenant le luxe des parvenus, des enrichis. Les vertus ancestrales s’évanouissent du même coup. L’aristocratie s’entoure de musiciens, de danseurs, de courtisans. On invente une gastronomie romaine, dans laquelle s’illustrera Lucullus. Nous voici déjà loin de l’ancienne Grèce. Les Romains n’ont pas pris le meilleur. Ils sont surtout devenus d’autres Romains.

Jusqu’au iiie s. av. J.-C., la langue latine ne s’écrit pratiquement pas, que ce soit en inscriptions ou sur papyrus. Ensuite, pierres et murs deviennent des supports éloquents (v. épigraphie). Sur un mur de Pompéi, le passant écrit des méchancetés ou des vers d’un grand poète.

Les maisons ont beaucoup évolué depuis les primitives cabanes. Elles ont adopté l’atrium, puis, sous l’influence de la Grèce, se sont dédoublées, une partie des pièces s’ordonnant autour de l’atrium, l’autre autour d’un péristyle. Une des pièces de séjour prend le nom grec d’oecus (oikos, maison). On mange couché, dans le triclinium, ce qui ne se faisait pas dans la Rome primitive.

Les monuments publics caractérisent mieux encore la civilisation de la Rome classique, par leurs fonctions mêmes : la basilique*, vaste salle à colonnes, prolongement sous abri de ce lieu de réunion qu’est le Forum, salle des pas perdus, lieu où siègent les tribunaux, monument presque symbolique de ce droit dont on répète à satiété qu’il est une des grandes créations romaines ; le cirque, où se livrent les courses de chars, autour d’une spina chargée d’un abondant décor ; le théâtre, qui, longtemps, n’est qu’une structure de bois et qui diffère légèrement dans son plan de celui des Grecs ; l’amphithéâtre, typiquement occidental, probable invention campanienne, adopté tardivement pour déployer des combats de gladiateurs, dont la tradition est bien plus ancienne et qui, auparavant, avaient lieu au Forum. Gladiateurs, courses de chars et spectacles de mimes correspondent à de vieux usages italiques. Ces réjouissances s’insèrent dans un cadre à la fois religieux et politique. Elles sont prévues dans le calendrier des fêtes religieuses, mais organisées par les édiles, qui savent que leur popularité auprès des électeurs dépend des efforts qu’ils déploient. La course de chars, exercice militaire, perd peu à peu sa place au profit des luttes, puis des carnages de fauves, autorisés à partir de 170 av. J.-C., émanation directe des conquêtes lointaines.


Problèmes sociaux et dictatures

Ces divertissements consolident indirectement les positions de la nobilitas, cette classe dirigeante tirée des vieilles familles, mais qui accueille aussi les « hommes nouveaux » pourvu qu’ils soient riches. La conquête a favorisé la classe des chevaliers, qui pratiquent le commerce ; celui-ci est théoriquement interdit depuis 218 av. J.-C. aux sénateurs, qui se contentent d’accaparer les terres. Les rivalités, les luttes oligarchiques se donnent libre cours à peine les grandes conquêtes terminées. Des problèmes sociaux viennent s’y greffer : tandis que certains étendent leurs domaines en Italie, d’autres cherchent désespérément un lopin à cultiver. Les pays tributaires fournissent un blé concurrentiel, et la main-d’œuvre servile met en chômage les bras des hommes libres. Il y a de l’agitation sociale : dans le Latium (143 et 141 av. J.-C.), en Sicile (guerres serviles de 135 et de 104 av. J.-C.). On voit alors se former à Rome un parti dit « populaire ». En réalité, les partis sont des factions constituées par des familles alliées, par des rapports de clientèle. Ce sont des groupes au sein desquels les intérêts sont enchevêtrés. Les mariages sont lourds de conséquences politiques. Et puis le parti populaire, en prétendant défendre les intérêts du peuple, se trouve en présence d’une contradiction, le peuple de la ville et celui des champs ayant des revendications différentes. Il manque aussi d’homogénéité du fait que ses membres les plus actifs sont aussi bien des capitalistes ambitieux que des révolutionnaires prêts aux grands moyens. Après un gouvernement sénatorial sans trop de problèmes (200-140 av. J.-C.) vient la crise, dont l’aspect financier n’est pas à exclure. Les Gracques*, inspirés par des théories révolutionnaires d’origine grecque et ayant trouvé déjà un terrain favorable en Asie, essaient d’entraîner le peuple et lui promettent des terres. Aristocrates romains, ils ont su inspirer des attitudes désintéressées à quelques-uns, mais ils ont semé la discorde, et Caius Gracchus demeure suspect d’aspiration à une sorte de despotisme démocratique. Les problèmes de Rome ne sont pas près de se résoudre, car le temps des grands ambitieux commence. Dès les guerres puniques, la société romaine a senti le danger des prétentions d’un général victorieux et populaire, et le gouvernement sénatorial a pris des précautions. Les Gracques ont montré le chemin de l’illégalité. Les ambitieux vont l’emprunter. Marius, puis Sulla imposeront leur pouvoir par leur influence, par l’appui de soldats fidèles, en dépit de la légalité. Par les proscriptions aussi, dont Sulla est l’initiateur. Ce dernier sait mettre fin à la guerre sociale — c’est ainsi qu’on appelle la révolte des alliés (socii) de l’Italie, qui réclament la citoyenneté romaine. Les montagnards insurgés (Marses, Picéniens, Osques, Samnites) réclamaient, en fait, que cessât leur condition subalterne, qui leur valait de voir rétrécir les espaces nécessaires à leurs élevages itinérants. Leur revendication contribue au désordre politique de Rome, où ils trouvent un puissant appui (Livius Drusus), puis leur révolte ouverte ensanglante l’Italie (91-89 av. J.-C.) ; il en subsistera des maquis dispersés. L’avenir économique n’y a rien gagné, même si le droit de cité a été accordé à tous.