Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

L’historicisme, la chronicité romanesque ont d’ailleurs été bloqués par le structuralisme balzacien. Il est remarquable que le romancier démystificateur par excellence — celui qui fit le plus nettement apparaître la nature fondamentalement économique des rapports humains — ait été aussi celui dont l’œuvre, prise dans son ensemble, présente des traits semblables à ceux de l’ordre (et du système) mythique. La société de Balzac est un cosmos hiérarchisé, dont les secteurs (représentés par les romans qui composent la Comédie humaine) sont unis entre eux par des liens nécessaires. Chacun d’eux renvoie à une totalité ordonnée, et inversement. Balzac structure l’Histoire non seulement parce qu’à ses yeux le devenir historique (le « progrès » des romanciers du siècle précédent) aboutit à une véritable construction socio-économique, mais aussi parce que dans son œuvre les individus n’ont une histoire qu’en tant qu’ils passent d’un niveau social à un autre, par ascension ou par chute.

En faisant structurer l’Histoire par la Société (il écrit le plus souvent ce mot avec une majuscule), Balzac instaure une composition romanesque qui sera très souvent imitée, avec de multiples variantes. Cette composition recouvre (traduit) un ordre que Zola prendra à revers au nom de l’idée de production : pour la pensée naturaliste, l’Histoire (par les effets, surtout, du travail humain) engendre les sociétés, qui par conséquent ne sont jamais stables comme le voulait Balzac. L’Histoire comme évolution étant la nature de l’homme, les formes du roman procèdent d’une pensée biologique dont la composition arborescente utilisée par Zola pour les Rougon-Macquart est l’exemple le plus net.

Constituant les deux modèles les plus cohérents du genre romanesque, l’œuvre de Balzac et celle de Zola mettent en pleine lumière deux notions de caractère technique qui sont essentielles à la création romanesque en général. La première est celle d’économie narrative. Balzac, en faisant réapparaître des personnages d’un roman à un autre, Zola, en exprimant la vie de toute une société par celle d’une famille, accomplissent un travail de condensation programmée grâce auquel est retranscrite une réalité extrêmement vaste et complexe. Dans l’œuvre de Cervantès, l’économie narrative était assurée par l’errance de Don Quichotte et par la dualité chevalier-écuyer.

La seconde notion, qui est en étroite corrélation avec la précédente, est celle de métonymie : le romancier exprime le tout par la partie, le général par le contenant, la figure par le « trait », le temps par le moment. La pension du Père Goriot résume un statut social. Une petite madeleine trempée dans une infusion (Du côté de chez Swann) est non seulement un phénomène psychique, mais aussi un mot appelant tout un texte.

Dans sa Poétique de Dostoïevski (1929), M. M. Bakhtine montre que l’écrivain russe a donné au roman une forme polyphonique, qui tient à ce qu’il considéra la société comme un espace où s’entrecroisaient de multiples langages. À l’opposé de la pensée hiérarchisante et structurante de Balzac, la pensée de Dostoïevski conçoit une humanité dont tous les traits ou éléments, au niveau individuel comme au niveau collectif, se mélangent. Ni les personnes ni les groupes ne sont plus cohérents. Les motivations inconscientes des individus font irruption dans leur comportement social. L’argent ou le désir charnel deviennent indissociables de la vie de l’esprit et des aspirations mystiques. Cette vision de l’ambiguïté humaine, Bakhtine montre que Dostoïevski l’a trouvée inscrite dans le phénomène social du carnaval, qui « brouille » les hiérarchies établies.

La polyphonie discordante (mais non dépourvue d’harmonie) qui marque les scènes et les dialogues de Dostoïevski annonce les formes nettement spatiales du roman lorsque la « crise des valeurs » devient pour les romanciers une douloureuse évidence. Dès lors qu’il s’agit de nier le devenir et le déterminisme historiques et de dénoncer les valeurs purement artificielles de la « société », l’œuvre romanesque aura pour support essentiel l’étendue d’une conscience (Proust) ou de quelques consciences (Faulkner) à la recherche d’elles-mêmes, et sans cesse étonnées ou blessées par la matérialité incohérente du réel (surtout dans ses aspects sociaux). Proust fera du temps à retrouver (donc réfracté par une conscience) un espace narratif. Pour cadre de composition, Joyce et Dos Passos prendront une ville moderne, et Th. Mann (la Montagne magique) l’enceinte close d’un sanatorium. Le roman (en particulier ceux de Faulkner) demeure polyphonique, mais, beaucoup plus nettement que chez Dostoïevski, le spatial s’est substitué au temporel. Que l’œuvre se développe sur vingt-quatre heures comme dans la Mort de Virgile de H. Broch, ou qu’elle aille « Au fil du temps » (Th. Wolfe), il s’agit d’un temps qui est un espace : la durée.

L’expérience du narratif (ou, si l’on préfère, le narratif comme expérience) caractérise les formes du nouveau roman. Jusqu’au xxe s., le roman (novateur) avait associé l’idée même de sens à celle de temps. Le sens, chez Proust ou chez Joyce, n’est plus lié qu’à l’idée de durée, c’est-à-dire à des espaces intérieurs toujours menacés de fragmentation par la réalité temporelle extérieure. Dans les romans de Kafka, il y a vide de sens parce qu’il y a vide de temps : l’écriture est linéaire parce que l’individu doit aller droit devant soi, sans se douter que l’histoire et la société sont désormais statiques. Pourtant, l’homme de Kafka croit que sa quête a un sens. Dans le nouveau roman, en revanche, l’homme est donné comme ne pouvant se livrer à une autre expérience qu’à celle de dire (ou plutôt de reconnaître) ce qu’il voit ou ce qui lui passe par la tête. La forme romanesque tendra donc vers la narrativité à l’état pur : elle rendra compte, par juxtaposition d’énoncés, d’un perpétuel « ici-et-maintenant ».