Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

La rhétorique de la fiction

Les théoriciens de l’écriture romanesque sont d’abord les romanciers eux-mêmes. L’avant-propos de la Comédie humaine, les essais ou écrits intimes de Stendhal, la correspondance de Flaubert, le Roman expérimental de Zola (1880), The Art of the Fiction de H. James (1884), A Portrait of the Artist as a Young Man de Joyce (1916), une part importante du Temps retrouvé de Proust, les essais de Virginia Woolf (The Common Reader, 1925-1932), Composition as Explanation de Gertrude Stein* (1926), l’Ère du soupçon de N. Sarraute (1956), Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet (1964) sont autant d’esthétiques du roman où des écrivains démontrent la nécessité de techniques et de formes nouvelles. Pour reprendre un mot de Virginia Woolf, des romanciers disent pourquoi les « outils » de leurs devanciers sont « mauvais pour eux ».

La première étude d’ensemble du roman (en tant que genre et art spécifiques) est Aspects of the Novel de E. M. Forster (1927). Adoptant un point de vue structural, l’essayiste et romancier anglais dénombra d’abord les aspects de l’existence humaine que le roman prend le plus souvent pour théories ou pour objet : la naissance, la mort, la nourriture, l’amour, les valeurs. Remarquons, à ce propos, la faible place accordée au travail (ou plutôt à l’homme au travail) par le romanesque. Forster isole ensuite les trois grands éléments du roman : le personnage, l’histoire et l’intrigue (ou le « récit »). Dans The Structure of the Novel (1927), Edwin Muir apparaît plus nettement structuraliste que Forster en considérant le romanesque par rapport à trois grandes notions : le temps, l’espace, la causalité.

Cependant, la poétique d’un roman (l’organisation de ses formes, donc sa signification) dépend en premier lieu d’un narrateur, dont la « personne » est distincte de celle du romancier ; celui-ci écrit ce que celui-là raconte. Jusqu’à la fin du xixe s., l’écart entre le romancier et le narrateur est resté peu apparent. Ou bien, en effet, le romancier avait une vue d’ensemble (souveraine) d’un certain univers, qu’il transcrivait en fonction de cette position privilégiée (Balzac), ou bien il déléguait cette souveraineté à un ou deux personnages qui donnaient son sens à la réalité racontée (Marianne, Robinson Crusoé, la Nouvelle Héloïse). Flaubert, en revanche, rendra manifeste la différence romancier-narrateur : Emma Bovary est encore un personnage-objet, mais les éléments du récit sont perçus à travers sa subjectivité. Puis Henry James condamnera toute souveraineté d’auteur sur la narration. La réalité narrée doit s’inscrire dans le champ de la conscience d’un personnage ; rien ne doit être écrit qu’un personnage (principal) n’ait pu enregistrer et interpréter, en fonction de sa situation dans un milieu qu’il influence et qui l’influence.

Fondamental dans la technique de James et dans sa réflexion théorique, le principe de l’effacement du romancier derrière un personnage domine l’esthétique du roman contemporain. L’œuvre de James inspirera à Percy Lubbock The Craft of Fiction (1921), première étude générale fondée sur l’optique narrative. « Le point de vue, écrit Lubbock, c’est-à-dire la relation du narrateur à l’histoire qu’il raconte, domine tout le problème de la méthode dans le roman. » Le problème du narrateur (sa « nature », sa place, son rôle, le sens que sa conscience ou sa non-conscience donnent au récit) sera mis au premier plan de plusieurs ouvrages généraux sur l’art romanesque, en particulier The Rhetoric of Fiction, de W. C. Booth (1964).

Enfin, les travaux actuels sur les structures et le fonctionnement du récit (A. J. Greimas, R. Barthes) constituent une importante contribution à l’esthétique du roman. Le sens et la portée de ces travaux ne peuvent être compris que par référence à la linguistique structurale (Saussure, Hjelmslev) et la sémiotique. Toutefois, le roman, surtout moderne, consiste en un réseau de récits et non pas en une narration unie et synthétique. À la suite des travaux de Bakhtine sur Rabelais, J. Kristeva a montré la pertinence de l’idée d’intertextualité pour l’étude du roman.

Plus que les autres faits d’art, le roman doit être considéré au regard de son attente culturelle. On attend du roman qu’il soit une narration historique mettant en jeu des figures, c’est-à-dire non seulement des personnages, mais aussi les diverses formes de l’existence d’une société, ses divers langages. Des milliers de romans, dont certains sont écrits ou composés avec talent, correspondent au schéma de Forster : personnages - histoire - intrigue - thèmes. Ces « romans traditionnels » correspondent à une attente socioculturelle, étant entendu qu’ils peuvent intégrer certains aspects d’œuvres novatrices, tout comme une peinture figurative pourra comporter des traits empruntés au cubisme ou à l’art abstrait.

L’écriture de Flaubert était un premier défi à la tradition romanesque. L’« ère du soupçon » commence avec Madame Bovary, et plus nettement encore avec Bouvard et Pécuchet : l’écrivain se sert de l’histoire comme d’un prétexte destiné à supporter ou à encadrer l’expression d’une réalité non historique, et non sociale.

Mais même Ulysse, même les artifices romanesques de Raymond Roussel, même le nouveau roman ou les textes de William Burroughs procèdent d’une pensée historienne : temporelle, déductive, discursive, logique. La menace du temps, la menace de l’« aventure » et celle du discours planent sur le roman le plus « déconstruit ». Joyce l’avait compris, qui après avoir décrit un anti-roman (Ulysse) écrivit un contre-roman, Finnegans Wake, où cette fois il s’attaquait à l’ordre du langage, au statut même des mots.

Soutenir que le roman est éternel, c’est affirmer que les civilisations ne sont pas mortelles. Le roman correspond à une étape postmythique de l’humanité : l’âge de l’histoire. Le roman représente une forme de mentalité collective pour qui le temps (que l’on veut retrouver ou abolir) est la réalité des réalités. On peut se demander si les écrivains qui contestent aujourd’hui l’idée et le terme mêmes de roman n’annoncent pas la fin de cette forme d’esprit.

M. Z.