Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

roman (art) (suite)

Autour de l’an mille

Se propage alors ce que J. Puig y Cadafalch a proposé d’appeler le « premier art roman ». Il se caractérise par le petit appareil, dont la beauté rude n’est soulignée que par les « bandes lombardes », faites de « lésènes », ces pilastres étroits et peu débordants, maçonnés comme le reste, reliés à leur sommet par de petits arcs en série. Parfois viennent s’y ajouter des bandes de « dents de scie ou d’engrenages » ; ou bien, dans le mur, un vide en forme de croix tranche d’un noir violent la vibration continue des assises de pierre. Petites églises au demeurant, comme la ravissante chapelle d’Einigen, sur le bord du lac de Thoune (Suisse). Est-ce alors qu’on aurait « inventé » la voûte, encore si pesante, exiguë et de technique rudimentaire dans les petits sanctuaires de Catalogne (Caldas de Montbuy) ou du Roussillon (Saint-Martin-du-Canigou) ? Mais ni les Romains, ni l’Orient, ni, tout près, les Asturiens ne l’ignoraient. Ne serait-ce pas nous qui serions naïfs de n’imaginer l’histoire qu’à la mesure de nos ignorances et de nos préjugés ?

Surtout répandu dans les régions montagneuses, des Grisons à la Catalogne, ce premier art roman affectionnait les hauts clochers, à plusieurs étages de « bandes lombardes ». Mais il rayonne plus largement encore, au moins jusqu’à Tournus, dont le massif occidental illustre à merveille cet art de maçon. La sculpture, relativement peu abondante, n’en atteint pas moins au chef-d’œuvre, que ce soit au linteau de Saint-Génis-des-Fontaines, à l’arc triomphal de Tournus ou sur les chapiteaux de l’église de Consac, en Saintonge. Seulement, à l’inverse de la ronde-bosse, elle joue sur les creux.

À la même époque, la moitié nord de la France faisait preuve d’une invention plus jaillissante encore. Il ne nous reste malheureusement à peu près rien de Cluny II (955-981) ni du Saint-Martin de Tours d’Hervé de Buzançais (1003-1014). Mais, même tronquée de ses deux étages, la rotonde de Saint-Bénigne de Dijon ou encore la tour de Gauzlin à Saint-Benoît-sur-Loire en disent long sur la maîtrise des architectes et sculpteurs, dès l’an mille.


Le xie siècle

C’est le temps de toutes les inventions, d’où l’infinie variété des églises, dont, heureusement, nous avons gardé un bon nombre, même si la majorité de celles que l’on peut voir en France et ailleurs sont plutôt du xiie s. Il n’y a pas de système de voûtes, avons-nous vu, qui ne soit alors utilisé. Parfois même, on passe de l’une à l’autre forme architectonique d’une travée à l’autre de la même nef. Mais ce ne sont pas seulement des « expériences ». Il semble que ce soit bien plutôt à chaque fois la solution empirique à un problème précis, parfois architectonique, mais plus souvent encore sans doute relatif à un effet spirituel à provoquer. Par exemple, les coupoles qui couvrent les travées orientales du premier étage de la tour de Gauzlin permettent à ces trois courtes nefs de ne pas venir buter brutalement contre l’église adjacente, mais de se conclure comme sur un point d’orgue. La preuve que ce n’est pas fait au petit bonheur, c’est qu’au rez-de-chaussée un problème semblable se trouve également résolu, par des moyens différents, adaptés à la différence des proportions.

Art en pleine possession de ses moyens, par conséquent. Et, s’il est d’ordinaire assez massif, c’est qu’il le veut bien. Quelle puissance, mais aussi quel jaillissement dans les piliers maçonnés de Tournus, ou de Payerne, ou de Jumièges ! La sculpture aussi se développe, prenant plus grande part dans l’architecture, enchaînant décor végétal, animal ou humain suivant un processus inventif qui se règle bien davantage sur les besoins de la composition interne ou du cadre que sur des tentatives réalistes. C’en est au point que les thèmes décoratifs ou tout au plus largement symboliques reviennent beaucoup plus fréquemment que les sujets historiques plus précis.


Le xiie siècle

On le ferait volontiers commencer dès le dernier tiers du siècle précédent ou même avant, quitte à le faire s’achever dès 1150. Car les plus « classiques » des basiliques romanes sont mises en chantier très tôt. Mais il reste vrai qu’avec 1100 et le cloître de Moissac apparaissent les vastes programmes iconographiques. Ils vont se répandre partout : entre les chapiteaux des colonnades du sanctuaire, à Notre-Dame-du-Port de Clermont-Ferrand* comme à Saint-Nectaire ; dans les fresques, du Liget ou de Tavant à Saint-Savin* et à la Catalogne ; et sur les portails, largement sculptés. Encore que ces derniers se rencontrent en toutes régions, trois foyers, en France, atteignent à une perfection insurpassée : le Quercy, avec le développement du porche sud de Moissac, le plus transcendant de tous puisque nous n’avons plus que des fragments de celui de Souillac, et qu’à Beaulieu ou à Conques on va vers le « spectacle » (au sens où l’entendait Malraux) ; la Bourgogne, où l’imagerie des scènes de détail est rachetée par la grandeur en comparaison immense du Christ central à Vézelay ou à Autun, chefs-d’œuvre qui ne doivent d’ailleurs pas nous faire oublier les tympans plus modestes mais non moins parfaits du Brionnais ; la Saintonge, enfin, préfère à la grande surface du tympan le large éventail des voussures superposées, le long desquelles court une sculpture dont la finesse n’exclut pas la puissance. Tous ces ensembles de chapiteaux, de fresques ou de portails composent une iconographie savante, moins étalée en scènes successives, à la manière réaliste, que jouant par correspondances entre thèmes répartis autour d’un axe central, suivant un esprit typiquement symboliste.

Parvenu à cet apogée, comme il arrive d’ordinaire, l’art roman se perd lui-même. Les architectes jouent si bien avec la pesée des voûtes, notamment dans les églises anglo-normandes, qu’ils vont bientôt pouvoir remplacer les murs par les verrières gothiques. Les sculpteurs jouent si bien avec la loi du cadre qu’ils vont finir par n’en plus tenir compte. Les tympans de La Charité-sur-Loire ou de Donzy, où les personnages deviennent statuettes isolées sur le fond nu de la paroi, sont trop révélateurs, de même que la profusion « baroque » de Rioux et de Rétaud, où le sens exquis de la proportion des églises saintongeaises est oublié au profit d’un décor douteux. Tout annonce que l’on passe de la mentalité fonctionnelle, objective et symbolique romane au « spectateurisme », au subjectivisme et au réalisme qui vont triompher dans les siècles suivants : tout est prêt pour l’avènement du gothique.