Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

roman (art) (suite)

Nul ne l’a dit comme André Malraux* (la Métamorphose des dieux, 1957) : « L’art roman, inintelligible lorsqu’on supposait qu’il imitait des spectacles, l’est presque autant si l’on suppose qu’il en suggère. Les grands tympans [...] ne représentent évidemment pas la transcendance divine qui ne saurait être représentée : comme l’architecture, ils la manifestent [...]. Ainsi l’œuvre accède-t-elle au sacré, devient-elle prémonition du monde de Dieu [...]. Les maîtres des grands tympans introduisent les hommes dans le monde de Dieu [...]. Manifestation du monde de vérité que l’univers recèle [...], monde dont nous éprouvons l’existence et dont nous ignorons la nature [...]. »

Et voici le changement de mentalité qui fait passer du Christ-Dieu de Moissac au Christ-Homme du tympan royal ouvrant la voie au gothique : « Notre admiration devant l’autorité dorienne [du Christ de Chartres] ne nous masque pas le trouble caractère d’une figure que le sacré inspire et abandonne à la fois. Les Christs des tympans romans dominaient l’humanité qui les entourait — et pas seulement par la taille ; celui de Chartres ne domine pas ses préfigures, il se confond avec elles [...]. La rupture décisive est accomplie. La représentation des spectacles — fût-ce celle du Jugement — va remplacer la création des symboles [...]. Ce qui appartenait à Dieu en tant que Dieu a disparu. »


L’évolution de l’art roman


Les sources

En un sens, l’art roman n’a rien inventé. Il est plutôt l’héritier de l’apport successif des civilisations avec lesquelles il s’est trouvé en contact.

• L’art gallo-romain. En Gaule*, les monuments restaient, plus nombreux qu’à présent, non seulement en Italie ou dans la « Gaule Narbonnaise », mais à Autun* ou à Langres, et tout au long du Rhin. Longtemps, on avait utilise les colonnes antiques dans les constructions nouvelles. Les sculpteurs de Saint-Benoît-sur-Loire partiront du chapiteau corinthien. Mais encore moins aurait-on pu oublier les leçons du classicisme dans les régions qui en avaient été plus imprégnées, comme la Provence* ou le Languedoc*, que ce soit dans l’art de bâtir des murs parfaitement appareillés « à joints vifs » ou dans le répertoire décoratif d’acanthes, d’oves, de perles et de pirouettes, et jusque dans les règles de l’entablement classique, soigneusement respectées durant toute la « renaissance » du xiie s., notamment dans les grands monuments provençaux. Jamais, dans ces régions, on n’accepta que la « loi du cadre » déforme outre mesure le canon humain, non plus d’ailleurs que dans le Saint Empire germanique, héritier des traditions antiquisantes carolingiennes.

• L’Orient chrétien. Émile Mâle (v. iconographie ou iconologie) en a peut-être majoré l’importance. Son apport n’en reste pas moins considérable, soit dans les formes architectoniques : coupoles arméniennes* et byzantines*, basiliques syriennes* à trois nefs, rotonde du Saint-Sépulcre, soit par les ivoires et tissus que procurait un commerce avec le Levant, actif dès avant les croisades. Mais l’empreinte, notamment, de Byzance s’affirmera plus encore au xiie s. L’islām* non plus ne fut pas sans influence, plus massive en Espagne ; on en retrouve les traces jusqu’au Puy* ou à Conques.

• Les Barbares. Il a fallu qu’on soit obnubilé par la soi-disant universalité de l’art classique pour mettre si longtemps à reconnaître que les romans s’inspiraient en droite ligne de leurs ancêtres : les Espagnols des Wisigoths*, les Anglais des Saxons, les Irlandais des Celtes*, les Scandinaves des Vikings (v. Normands) ; et les Français même, plus encore que des Mérovingiens*, de leur plus lointaine ascendance gauloise, rejoignant l’apport des moines venus d’Irlande. Curieusement, c’est peut-être la barbare Germanie qui, travaillée par les ambitions « impériales », se raidit le plus contre les influences autochtones. Celles-ci triomphent en tout cas dans les arts plus maniables où avaient excellé ces peuples (nomades avant de se fixer en Europe occidentale), et en tout premier lieu dans l’orfèvrerie (v. Moyen Âge [art du haut]). Mais la sculpture en méplat du premier art roman n’en découle pas moins, qu’il s’agisse du masque de Gerlannus à Saint-Philibert de Tournus, des chapiteaux de Saint-Jean de Maurienne, de celui dit « des Séraphins » ou du Christ archaïque de Saint-Benoît-sur-Loire, qui sont de la même venue que la châsse de Mumma, mérovingienne.


Aux origines

Il n’y a donc pas de rupture entre l’art roman et les arts qui l’ont précédé. Il peut y avoir eu éclipse, plus ou moins totale et plus ou moins longue, par suite de la dureté des temps. Mais, dès que les Maures ont été suffisamment contenus par le jeune royaume des Asturies*, naissent des monuments aussi parfaits que San Tirso d’Oviedo, Santa María de Naranco, San Miguel de Lillo ou Santa Cristina de Lena (ixe s.). Sitôt repartis les Normands, gorgés de butin, on reconstruit un peu partout en France. Pas d’interruption en Irlande*, depuis les croix de Moone ou d’Ahenny, au viiie s., jusqu’à celles de Clonmacnoise ou de Monasterboice au xe, ou de Drumcliff et de Kilfenora au xiie, ni des premières constructions de Glendalough au viiie, à Cashel (Cormac’s Chapel) ou Roscrea, en plein xiie s.

Entre le milieu du xe et le milieu du xiie s., l’architecture ottonienne reprend les ambitions carolingiennes*, sur plan centré (Ottmarsheim, 1049) ou plus souvent basilical. Mais surtout, elle développe ce massif occidental que l’on trouve déjà à Lorsch (764-774), avec vaste salle au premier étage et abside propre, jusqu’à former une sorte d’« anté-église ». Sa raison d’être demeure en partie inexpliquée, malgré les judicieuses hypothèses de Carol Heitz sur leur rôle liturgique. Il en reste quelque chose à l’entrée de Tournus et jusque dans le fameux « narthex » de Vézelay. Quoi qu’il en soit, l’architecture ottonienne, puissante et vaste plus qu’élégante et bien proportionnée, intègre peu et mal une sculpture trop imprégnée de réalisme pour ne pas s’exprimer mieux dans des œuvres indépendantes : grands Christs de Ringelheim ou du Schnütgen-Museum de Cologne (vers l’an mille), enluminures-tableaux — à l’opposé des manuscrits irlandais, où les personnages se perdent dans la prolifération des entrelacs.