Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rimbaud (Arthur) (suite)

Le 28 février 1871, c’est la troisième fugue. Rimbaud se dirige de nouveau vers Paris, « la cité sainte, assise à l’occident ». La ville, « ulcère » plaqué sur la « nature verte », a pour lui des sortilèges qui lui laissent accroire que tout y est possible. Le « renouveau » ne pourrait avoir lieu que dans la ville. Le 15 mai 1871, la révolte longuement mûrie éclate. Rimbaud assiste à l’« éclosion de sa pensée », qu’il analyse dans une lettre envoyée à son ami Paul Demeny, lettre intitulée « Lettre du voyant ». La rupture est consommée. Rimbaud décide d’être poète à part entière et de ne plus composer avec la société.

Sous l’instigation d’un ami, Bretagne, il écrit à Verlaine*, le poète en vogue. Ce dernier lui répond avec chaleur et l’invite à se rendre dans la capitale. En septembre 1871, Rimbaud débarque une fois de plus à Paris. Il emporte avec lui sa dernière composition, « le Bateau ivre ». Une relation passionnée et orageuse s’établit entre lui et Verlaine (séjours à Londres), relation entrecoupée de nombreuses ruptures. Elle ne se terminera que le 10 juillet 1873, à Bruxelles, lorsque Verlaine, dépité par la décision de Rimbaud, qui voulait rompre avec lui, tire un coup de revolver et le blesse.

Rimbaud vient de terminer Une saison en enfer, qu’il se propose de taire imprimer, mais il se désintéresse bientôt de la publication. À partir de 1874 commence une errance qui ne se terminera qu’avec la mort. Rimbaud va d’abord à Londres (1874), en compagnie de Germain Nouveau, puis en Allemagne (1875), pour apprendre l’allemand, et en Italie, à Java (1876) — il y déserte de l’armée néerlandaise, où il s’était engagé —, à Vienne (1877), en Suède, au Danemark. Il tente d’aller à Alexandrie et séjourne à Chypre (1878 et 1879). Après chacun de ces voyages, il revient à Charleville. Le 7 août 1880, il se fixe à Aden, où il signe un contrat avec une maison qui s’occupe du commerce des peaux. De 1881 à 1890, il est délégué au Harar, où il se fait également explorateur et trafiquant d’armes. Durant son séjour en Éthiopie, il ne cesse de tenir sa famille au courant de ses activités. Le 8 mai 1891, il rentre en France pour se faire admettre à l’hôpital de Marseille : il est atteint d’une tumeur à la jambe droite qui nécessite une amputation. Il séjourne dans les Ardennes pour sa convalescence, mais, son état s’aggravant, retourne à Marseille, où il meurt le 10 novembre de la même année à l’hôpital de la Conception. Il n’a rien écrit depuis sa rupture avec Verlaine. Peu de temps avant sa mort, il fait savoir à ses proches qu’il a l’intention de se marier.

Malgré ses aveux successifs d’échec — rupture avec l’écriture, exil volontaire —, sa vie et son œuvre sont marquées par l’espoir : espoir de rendre présente la « vraie vie », espoir de trouver un langage adéquat pour en rendre compte et même la promouvoir, enfin espoir de vivre bien dans le quotidien ordinaire malgré la désillusion. Sa vie durant, Rimbaud fut éperdument à la recherche d’un lieu où il pourrait habiter, posséder « la vérité dans une âme et dans un corps ».

Pour parvenir dans ces contrées de l’ailleurs où serait la vraie vie, pour être véritablement au monde, Rimbaud, dès l’âge de dix-sept ans, donne sa recette dans sa fameuse « Lettre du voyant » : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. » Le poète se fait voyant, par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens « pour parvenir à l’inconnu. La vraie vie est ailleurs. » L’ici-bas est un mirage encombré de « squelettes » qu’il faut « balayer » : il est le produit de « (l’)intelligence borgnesse de la société occidentale ». Cette métamorphose de la vie ne pourra se faire sans un nouveau langage qui, à la limite, serait universel : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs de la pensée accrochant et tirant. » La poésie subjective deviendra objective. Elle ne « rythmera plus l’action. Elle sera en avant. »

Pour atteindre ce but, il convient d’abord de « dégager nos sens » (« Solde ») des règles de la raison et de l’habitude pour être à même de retrouver « le pur ruissellement de la vie infinie » (« Soleil et chair »), auquel Rimbaud croyait naïvement accéder dans les toutes premières années de son adolescence. La « liberté libre » ne lui fut alors donnée que par l’illusion de l’élan dionysiaque de la jeunesse. Par la suite, elle est à conquérir contre la morale, contre la société, contre le pouvoir en place. Le poète ne peut directement s’y attaquer, mais les éroder progressivement grâce à l’objet interposé du poème en action subversive qui démantèle le monde établi pour découvrir le monde à venir. « Le Bateau ivre » marque le départ du poète pour les contrées de l’incroyable. Dans ce poème, Rimbaud effectue une véritable cassure avec le monde ancien pour tenter de rejoindre le « Poème de la mer ». Les amarres sont brisées : « Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer. » Et si « les aubes sont navrantes », atroce le réveil à la réalité brute, l’embardée dans le rêve — dans ce qui est considéré comme tel — permet de rapporter des images, des visions qui justifient le voyage entrepris.

Mais cette dérive apparente dont il est rendu compte dans « le Bateau ivre » ne va pas à l’à-vau-l’eau du hasard. Pour rapporter ce qui fut vu dans l’« inconnu », « là-bas », Rimbaud veut se faire « suprême savant ». Il lui faut pour cela « réinventer les mots de la tribu » en établissant ce qu’il appelle une « alchimie du verbe ». Il se flatte d’« inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens ». Cette alchimie du verbe est également une alchimie de l’être, auquel les mots collent à la peau et vivent une existence inséparable du souffle du corps, du rythme de la pensée, de celui des rêves et de la réalité conjugués. Chaque écrit de Rimbaud est une aventure, une expérience menée au bout d’elle-même. La vision du « Bateau ivre » sera vécue dans Une saison en enfer. Ici, le poète s’anéantit volontairement pour se défaire de tous les faux-semblants et être capable de trouver des formes nouvelles, des sensations qui ne se satisfont plus d’être à fleur de peau. Il opère une destruction radicale du monde établi, mutile les choses, la Beauté, la joie tronquées pour pouvoir mieux les saluer quand elles apparaîtront régénérées. Il se mutile lui-même pour risquer de pouvoir retrouver les origines oubliées. Parvenu au degré zéro de l’être, au nœud des choses, grâce à l’hallucination provoquée par tous les moyens (la drogue, l’homosexualité), il lui sera possible de « dévoiler tous les mystères : mystères religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant ». Il pourra être « maître en fantasmagories » : « Je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du Ciel, un salon au fond d’un lac. » À la suite de ce séjour passé dans l’Enfer, Rimbaud peut affirmer : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la Beauté. »