Rimbaud (Arthur) (suite)
Malgré la volonté de « tenir le pas gagné », de faire durer coûte que coûte les « illuminations » (pour reprendre le titre d’un autre recueil, Illuminations, [1886]), la désillusion succède à l’espoir. Damné, il n’est pas possible de demeurer longtemps dans les sphères de l’impossible : la charité apprise dans l’enfance, la moralité dont il est pétri s’en offusquent. Qu’il le veuille ou non, Rimbaud fait partie de ce monde occidental qu’il malmène et maltraite. Il ne peut y échapper malgré tous ses efforts. Il se sent coupable. La honte apparaît : « Je vois que mes malaises viennent de ne pas m’être figuré assez tôt que nous sommes à l’occident. » Monsieur Prud’homme y règne en maître tout-puissant. Le Christ, « éternel voleur d’énergies », domine dans un silence efficace. Même vilipendé, méprisé, il n’en continue pas moins de culpabiliser celui qui cherche le « dégagement », le « brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ». La saison passée dans l’Enfer apparaît alors comme une évasion, une incapacité à vivre dans la réalité, un refuge, alors qu’elle devait être un moyen pour connaître autre chose : la « vraie vie » ; les mots réinventés. La résignation semble s’installer : « Nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant, en nous querellant les apparences du monde. » L’Éternité ne peut être conquise. Mais l’espoir encore demeure : « Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin des superstitions, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre ? » Certes, nous sommes encore « esclaves », mais « ne maudissons pas la vie ». Pourtant, Rimbaud ne fera pas de carrière littéraire. Il cessera d’écrire à l’âge de vingt ans. « Eh bien, je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée ! Moi qui me suis dit page ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan. » L’écriture s’est révélée impuissante à dégager une morale nouvelle et universelle, à trouver un langage suffisant. Il faut se contenter de vivre et de chercher, sur la terre, d’une autre manière, à « posséder la vérité dans une âme et dans un corps ».
Cri continu, incessant, l’œuvre de Rimbaud marque l’évidence de l’impuissance de la science de l’écriture qu’il voulait instaurer, l’évidence de l’impossibilité de forger, sur-le-champ, une « vraie vie ». L’attente du poète ne peut durer indéfiniment. Quand ce qui est à dire a été dit, quand ce qui fut espéré n’advient pas, la « main à la charrue » devient obligatoire. L’écriture annonce. Mais, si ce qu’elle promet tarde trop longtemps, il n’est pas nécessaire de la prolonger, de ressasser incessamment ce qu’elle a déjà dit, ce qu’elle ne peut atteindre. « La science ne va pas assez vite pour nous. » Il est alors préférable de se taire, de se faire marchand, la « main à la charrue » et les pieds sur la terre. Le « déluge » provoqué par la saison passée dans l’Enfer de la connaissance exigée n’a pas changé la vie. Celui qui « crut acquérir des pouvoirs surnaturels » est toujours identique à lui-même. Pourtant, la vie a suivi son cours. L’adolescent, prématurément devenu homme, décide d’étreindre la réalité telle qu’elle est, de s’en contenter dans sa quotidienneté. Ce choix n’altère pas le poète, mais le confirme comme un homme à part entière, vivant sur la terre. Faute d’avoir pu « créer », il essaie de se satisfaire le mieux possible dans le quotidien, non sans garder la nostalgie entrevue durant sa descente aux Enfers.
M. B.
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