Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

rhétorique (suite)

Cette apparente pérennité permet de la présenter comme universelle et semble fonder le projet moderne de la constituer en « science humaine » sous la tutelle de la linguistique. Mais cette constance du domaine rhétorique est une illusion qui, en occultant le défilé des rhétoriques, sert à dissimuler le lien qui unit la variation du régime du discours à l’histoire des formations sociales. Ce lien se disait clairement dans les traités antiques, où le terme, employé adjectivement, qualifiait, chez les Grecs, une tekhnê, chez les Latins, un ars (ars bene dicendi), c’est-à-dire une activité à orientation pratique. Il se dit aussi, par-delà l’Antiquité, dans l’association constante du projet rhétorique et du projet pédagogique. D’emblée, la discipline rhétorique a partie liée avec un cursus scolaire, avec l’institution oratoire (Quintilien).

Le projet moderne d’instauration d’une « science de la rhétorique » a pour condition un double déplacement qui s’est opéré dans ce domaine, aboutissant à la constitution de la notion moderne de « littérature » : le passage d’une rhétorique à une poétique, la réduction du champ rhétorique à une théorie des figures.


Le champ rhétorique

De même que sous le terme de littérature nous unifions aujourd’hui des pratiques discursives et sociales hétérogènes, le terme de rhétorique désigne, au cours de son histoire, des regroupements spécifiques de pratiques.

La signification de la rhétorique pour une époque donnée résulte du réseau des relations du terme ainsi nommé avec les termes désignant les disciplines par rapport auxquelles la rhétorique se spécifie. Aussi peut-on être tenté de lire l’histoire de la rhétorique comme celle d’un perpétuel démembrement-remembrement du domaine dans lequel se constitueront les disciplines actuellement regroupées sous le vocable incertain de sciences humaines. Mais la métaphore spatiale rabattrait la définition structurale sur une simple répartition de champ. Elle ne permettrait pas de rendre compte du système de relations qui joue à l’intérieur des disciplines concernées et qui les détermine les unes par les autres jusque dans leurs démarches constitutives.

Pour donner une idée de ces réorganisations structurales, il est commode de prendre comme système de référence la forme réalisée au cours de la période féodale, à condition de se souvenir qu’il ne s’agit là que d’une configuration parmi d’autres et non d’une forme essentielle, où l’on pourrait saisir, à un moment privilégié de l’histoire, un « corps plein » de la rhétorique.


Le modèle médiéval

Ce modèle s’inscrit clairement dans un cursus pédagogique, celui des « arts libéraux ». La rhétorique fait partie de la série d’exercices destinés à produire l’homme « libre ». Comme telle, elle s’oppose à ces arts « mécaniques », dont Littré rappelle qu’ils « ne demandent que l’office du corps ». Les sept arts libéraux s’articulent en deux sous-ensembles ordonnés : le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et le quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie).

Appartenant au premier groupe, la rhétorique s’oppose à des disciplines « exactes », selon un clivage qui fournira ultérieurement le support à l’opposition des lettres et des sciences. L’importance de ce couple interdit d’envisager de rendre compte du destin de la rhétorique dans les Temps modernes sans faire figurer dans le dispositif explicatif la modification du champ discursif opérée par l’avènement du discours scientifique et rend suspecte toute « science » de la rhétorique qui ne s’interrogerait pas sur le statut de son propre discours.

Dans le trivium, la rhétorique occupe une position intermédiaire, reflétée dans la terminologie maintenue jusqu’au milieu de ce siècle dans l’enseignement secondaire français. C’est sa relation à la « grammaire » d’une part, à la « logique » de l’autre qui détermine son statut tout au long de son histoire. Aussi les tentatives modernes pour traiter « linguistiquement » de son objet s’inscrivent-elles dans cette histoire. Constamment menacée sur les limites qu’elle se donne par l’évolution des deux autres disciplines du trivium, la rhétorique n’est pourtant jamais totalement éliminée, non parce qu’elle serait légitime propriétaire d’un champ spécifique, mais parce qu’elle est l’« envers » nécessaire de toute grammaire et de toute logique, à qui elle fournit ce lieu des écarts qui leur permet de se donner l’illusion de la cohérence. Elle est le réceptacle de tout ce qu’une théorie n’a pu formaliser.

Ce statut ambigu explique les remaniements internes qui jalonnent son histoire. Ils concernent tour à tour chacune des cinq opérations fondamentales qu’y distinguait la théorie classique, opérations auxquelles on maintiendra ici leurs noms latins, les équivalents français qui semblent s’imposer dissimulant l’enjeu des déplacements.


Memoria, pronuntiatio

Dans le modèle médiéval, ces deux opérations ne figurent le plus souvent qu’à titre de vestiges. Elles concernent, en effet, directement, la pratique oratoire, la memoria définissant les méthodes de conservation du discours, et la pronuntiatio ses conditions d’exécution. Leur effacement marque le passage non seulement d’un art de parler à un art d’écrire, par un déplacement qui prélude à la mise en place d’une civilisation du livre, mais aussi d’un art de persuader à un art de plaire. Le résultat de cet effacement, on le voit, c’est le passage d’une théorie de la pratique discursive, qui est, en fait, une théorie de la communication, à une théorie de la littérature, d’une rhétorique à une poétique.

Ce changement du centre de gravité du système apparaît également dans la théorie des « genres » du discours. Alors que la rhétorique grecque était centrée sur le genre délibératif (discours politique), la rhétorique romaine est préoccupée surtout du genre judiciaire (procès juridique) et, à partir de l’époque alexandrine, c’est le genre épidictique (discours d’apparat, « dissertation »), un discours déconnecté de toute pratique, qui l’emporte.

Il fallait la mise en crise de la civilisation du livre par l’évolution des forces de production de biens culturels pour que la signification de ces deux secteurs de l’ancienne rhétorique pût de nouveau faire problème aujourd’hui.