Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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révolutions de 1848 (suite)

Les fondements économiques des révolutions sont tout aussi perceptibles en Italie. L’Autriche avait installé une série de barrières douanières qui lésaient en premier lieu le Piémont et les intérêts de l’aristocratie sarde, politiquement conservatrice, mais ralliée au capitalisme agraire, à l’instar des landlords britanniques. La libération de la tutelle autrichienne et l’unité apparaissaient bien comme l’expression de revendications socialement et géographiquement particularistes. D’ailleurs, la lutte du peuple italien doit être ramenée à ses justes dimensions. L’immense majorité des habitants de la péninsule, à savoir les paysans, est restée à peu près totalement en dehors du mouvement. Mieux encore, c’est contre les réactionnaires que les paysans toscans se sont soulevés à l’appel du clergé contre la république de Florence en avril 1849. D’ailleurs, il semble que l’influence du courant unitaire ait été bien inférieure à celle des traditions particularistes. Le séparatisme sicilien et les réserves de Venise à l’égard des projets d’annexion au Piémont le confirment bien. À l’exception d’une poignée de bourgeois et d’universitaires, l’inculture politique était générale, et les modes de pensées, forgés par des siècles d’attachement au campanilisme, constituaient des obstacles à l’unité tout aussi efficaces que les baïonnettes autrichiennes.

Les causes de l’échec des révolutions en Allemagne s’apparentent avec évidence à celles de l’Italie et de l’Autriche. Le mouvement libéral et unitaire a été initialement l’expression de la bourgeoisie d’affaires, rhéno-westphalienne surtout, bloquée dans son développement par le maintien des structures absolutistes et particularistes. En un sens, la révolution de mars, impulsée par les grands bourgeois David Hanseman (1790-1864) et Ludolf Camphausen (1803-1890), est le complément logique du Zollverein. En son temps, F. Engels avait attribué l’échec du mouvement à la trahison de cette même bourgeoisie, qui, devant la montée du mouvement ouvrier, avait procédé à un complet renversement des alliances au cours de l’été 1848, en se jetant dans les bras des bureaucrates conservateurs. Loin de pousser jusqu’au bout la logique de la révolution bourgeoise, comme dans la France de 1789, industriels et banquiers avaient reculé devant les conséquences d’un bouleversement décisif des superstructures politiques. Les travaux postérieurs de E. Vermeil et de V. Valentin ont mis en valeur un aspect original et non moins fondamental de la vie politique allemande, à savoir l’attachement à la notion d’État et d’autorité. L’idéologie dominante, enseignée dans les prestigieuses universités d’outre-Rhin, donnait le rôle primordial à l’État, considéré comme la réalité suprême, au-delà des petitesses individuelles et des idéaux centrifuges. L’État, entité dominatrice et collective, fondait en un seul bloc les énergies et les forces spirituelles pour un plus grand destin du Deutschtum.

L’élite bourgeoise et intellectuelle, totalement imprégnée de ce syncrétisme hégéliano-kantien, condamnait l’absolutisme non parce qu’il opprimait l’individu, mais parce qu’il retardait l’inéluctable triomphe de l’État moderne, non parce qu’il était l’antithèse de la Déclaration des droits de l’Homme, mais parce qu’il interdisait la participation à la vie de la cité, interprétée comme un devoir supérieur, un impératif catégorique. On comprend mieux dans ces conditions l’étrange timidité des « révolutionnaires » de Francfort, prorogeant les pouvoirs de la Diète et des princes, et respectant au nom de l’histoire les « glorieuses dynasties ».

Situation et mentalité des ouvriers dans l’Allemagne de 1848

« Dans son développement social et politique, la classe ouvrière en Allemagne retarde autant sur celle de l’Angleterre et de la France que la bourgeoisie allemande sur celle de ces pays [...]. En Allemagne, la grande majorité de la classe ouvrière n’était pas employée par ces princes modernes de l’industrie dont la Grande-Bretagne fournit de si magnifiques échantillons, mais par de petits artisans, dont tout le système de production est simplement un reliquat du Moyen Âge. Et de même qu’il existe une différence énorme entre le grand prince du coton et le petit savetier ou le maître tailleur, de même il y a une immense différence entre l’ouvrier de fabrique si éveillé des Babylones industrielles modernes et le timide ouvrier tailleur ou ébéniste d’une petite ville campagnarde, dont les conditions de vie et le mode de travail diffèrent très peu de ceux des compagnons des corporations d’il y a cinq cents ans. Cette absence générale des conditions d’existence modernes, des modes de production industrielle modernes était accompagnée, comme de juste, par une absence presque aussi générale d’idées modernes. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner que, lorsque la révolution éclata, une grande partie des travailleurs ait réclamé à grands cris le rétablissement immédiat des guildes et des corporations privilégiées du Moyen Âge. Certes, grâce à l’influence des districts industriels où prédominait le système de production moderne et par suite des possibilités de contacts réciproques et de développement intellectuel dues à la vie nomade d’un grand nombre de travailleurs, il se forma un puissant noyau d’éléments dont les idées sur l’émancipation de leur classe étaient beaucoup plus claires et plus en harmonie avec les faits existants et les nécessités historiques. Mais ce n’était là qu’une minorité. »
(F. Engels.)


Luttes de classes et socialisme de 1848

L’aspect social dans les révolutions de 1848, hors de France, bien qu’apparemment secondaire, n’en a pas moins été partout présent. Dans les régions en voie d’industrialisation et à des degrés divers suivant les zones géographiques, la condition misérable faite aux ouvriers des manufactures comme l’appauvrissement continu des artisans ont entraîné des manifestations plus ou moins violentes contre l’ordre social et politique établi. En Rhénanie, en Saxe, en Bohême, des émeutes ont éclaté sporadiquement tout au long de l’année 1848. Des associations ouvrières, groupant les travailleurs des différents statuts, se sont constituées avec une rapidité qui tranchait sur l’atonie relative des années antérieures. Mais la nature des revendications formulées restait fondamentalement réformiste (protection sociale, garantie du salaire, ouverture d’ateliers ou de chantiers par l’État). Le poids de l’artisanat et des modes de pensée de caractère artisanal canalisait souvent les exigences non pas vers la prise en main collective, par la classe ouvrière, des instruments de production, mais bien vers l’accession individuelle ou coopérative de ces mêmes moyens. C’est ce qui ressortait ainsi du programme de la puissante Association des travailleurs berlinois, dirigée par un homme d’envergure, Stephan Born (1824-1898), le type même de l’ouvrier quarante-huitard allemand. L’attitude réaliste de Karl Marx*, alors théoricien parmi d’autres, mais militant en vue du mouvement révolutionnaire, confirme bien cette vision des choses. Marx était très au fait de la situation du prolétariat allemand, de sa faiblesse et de ses conceptions traditionalistes. La parution à Londres, en février 1848, du Manifeste du parti communiste, écrit en collaboration avec F. Engels, n’avait guère eu d’influence sur l’orientation des luttes. La plupart des travailleurs allemands étaient alors bien plus proches des théoriciens du communisme évangélique, comme le tailleur Wilhelm Weitling (1808-1871), ou des bourgeois radicaux Gustav von Struve (1805-1870) et Friedrich Hecker (1811-1881). Conscient à la fois de la sûreté de sa prospective — une lutte de classe bipolaire entre la bourgeoisie et le prolétariat, dont ce dernier sortira vainqueur dès que les conditions seront réunies — et de la crainte des classes moyennes démocrates devant les projets de société communiste, Karl Marx dissout la ligue de société communiste en avril 1848. Il va s’activer à unifier le programme et la stratégie des associations démocrates. Tactique payante, semble-t-il. Son influence grandit, au point qu’il apparaît au Congrès démocratique de Berlin, en octobre 1848, comme un des chefs les plus en vue de la révolution allemande.

J. L. Y.