Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Réforme (suite)

C’est pourquoi, lorsqu’ils sont expulsés, tout meurtris qu’ils en soient, les hommes de la Réforme formulent cette énorme prétention : « En matière de doctrine et de rites, nous n’avons rien affirmé qui soit contraire à l’Écriture ou à l’Église catholique. Car tout le monde sait, et nous pouvons le dire sans nous vanter, qu’avec l’aide de Dieu, nous nous sommes efforcés d’empêcher toute doctrine nouvelle et impie de s’infiltrer dans nos Églises, de s’y répandre et de s’y imposer » (conclusion de la Confession d’Augsbourg). Autrement dit : pourquoi conserver le pape, s’il n’est plus le gardien de l’évangile ?

Le second concile du Vatican* (1962-1965) est allé fort avant dans l’écoute de l’interpellation de la Réforme lorsqu’il déclare : « Le magistère n’est pas au-dessus de la Parole de Dieu, mais il la sert, n’enseignant que ce qui est transmis... il écoute cette Parole avec amour, la garde saintement, l’expose avec fidélité... » (constitution Dei Verbum, II, 10). Telle est aussi la porte de tout œcuménisme authentique.

Bref, « c’est une époque énorme que celle où la Renaissance finissante rejoint les ébauches de la Réforme. Elle arrachait à Ulrich von Hutten ce grand cri joyeux plein de jeunesse : « Il y a plaisir à vivre aujourd’hui. » Période aussi d’incertitude inquiète qui accable les âmes clairvoyantes. Tout se défait, des gestations fiévreuses travaillent l’Europe. Parmi les grands pouvoirs séculaires, certains chancellent : l’Église, la chrétienté, militante et une, des beaux siècles médiévaux. D’autres grandissent, et ce sont des croissances pleines de soubresauts. L’ère des nationalismes commence, ou tout au moins celle des centralisations nationales. La France, l’Angleterre et l’Espagne sont déjà presque des États modernes, soutenus par des patriotismes conscients. Les grandes découvertes élargissent la vision du monde et allument les appétits coloniaux. Le capitalisme naissant, provoqué par l’extension commerciale, bouleverse une civilisation d’artisans. Dans l’ordre de l’esprit, l’ébranlement est plus profond encore. Une ivresse de beauté et de science exalte l’intelligence et les appétits sensuels. Nous avons peine à concevoir aujourd’hui, retranchés derrière nos barrières de langues et de traditions particulières, l’ampleur de ce mouvement européen ; nous avons peine aussi, usés et fatigués que nous sommes par nos pesants héritages, à communier avec tant de jeunesse. Nous comprenons mieux, par contre, ce qui s’y mêle d’angoisses. Angoisses qui semblent surtout réfugiées dans les Allemagnes où Luther va naître. Là, le siècle prend une sorte de farouche et obscure ardeur. Tout y est mouvant et comme aveugle. Un peuple se cherche sans trouver de chef, plein de craintes et de désirs, unissant la volonté de puissance et un grand sentiment de faiblesse » (Pierre Maury).

La conviction de la Réforme, c’est que l’évangile est seul capable de curer incessamment l’homme de la volonté de puissance, sans le réduire à n’être qu’un humilié sans vigueur : sa faiblesse n’est-elle pas précisément le lieu où s’accomplit et se manifeste la puissance de Dieu ? Comme c’est bien la croix de Jésus qui est le signe que le monde est déjà libéré et récapitulé par cet amour plus fort que la mort.


Les grands « principes »

Les manuels classiques des théologiens de la Réforme distinguent deux colonnes de la foi et de la spiritualité protestantes, un « principe formel » — l’autorité souveraine de l’Écriture en matière de foi —, un « principe matériel » : la justification par la grâce, par le moyen de la loi. C’est à l’article protestantisme que l’on trouvera un exposé sur la place et le sens de la référence scripturaire dans les Églises de la Réforme. Nous nous arrêtons ici à ce qui fut la joyeuse « illumination » de Luther.


« Soli Deo gloria. »

Cette devise calviniste, Luther ne l’eût pas récusée, pour exprimer sinon son tourment personnel, du moins la visée de toute son action après 1517. « À Dieu seul la gloire », c’est une autre façon adéquate de décrire l’aventure de la Réforme. Que cela ne soit pas allé de soi au xvie s. est évident, car l’homme moderne, dont certains prétendent qu’il serait imperméable à l’évangile, c’est alors qu’il naît.

Une époque marquée par les noms de Copernic, Gutenberg et Colomb n’offre pas plus de facilités de croire qu’un temps illustré par ceux de Lénine, d’Einstein et de Picasso : alors comme aujourd’hui, l’homme s’efforce de conquérir le monde, mais lui, qui va, en le libérant, lui donner la maîtrise de soi ?

À cette interrogation décisive aux niveaux personnel et collectif, la Réforme répond Soli Deo gloria, et elle précise : Sola gratia, sola fide, sola Scriptura. On serait peut-être tenté d’entendre là trois « non » catégoriques opposés à l’optimisme de l’humanisme conquérant et à l’effroi que lui procurent les impasses inscrites au cœur de ses plus grandes réussites, mais la chose est plus subtile : il s’agit, en fait, de trois « oui » prononcés sur l’homme, mais de « oui » que l’homme ne peut dire de lui-même, qu’il ne peut entendre et recevoir que d’un Autre.

Soli Deo gloria, c’est l’affirmation qu’en face de l’homme et de toutes ses conquêtes, pour les préserver d’elles-mêmes, une seule chose compte : le jugement, l’appréciation, l’échelle de valeurs de Dieu. Ce n’est pas là mépris de cette petite chose qu’est l’existence de chacun ni des ambiguïtés de l’histoire, mais rappel ou appel salutaire à une prise de conscience : qui veut être son propre maître risque toujours d’être esclave de ses passions ou de ses illusions, toujours tenté de vouloir se servir d’autrui au lieu de le servir et ainsi d’engendrer, autour de lui et en lui-même, un cercle vicieux d’aliénations multiples. Il importe donc qu’il y ait un nivellement, une remise de chaque chose à sa vraie place. C’est, dit la Réforme après Jeanne d’Arc, là où Dieu est mis à sa place, la première, que l’homme retrouve à la fois la mesure et la joie de sa vie : ainsi la gloire de Dieu n’est-elle pas la destruction, mais la libération, non la divinisation, mais la véritable humanisation de l’homme. S’il faut, pour en arriver à cette connaissance, à cette conviction de l’intelligence et du cœur, passer par l’expérience mortelle d’un saint Paul sur le chemin de Damas, d’un Luther dans sa tour, cela signifie que, par lui-même, l’homme est incapable de rendre gloire à Dieu, qu’il faut que s’ouvrent, en lui et pour lui, les portes de la mort et que la puissance de la résurrection le saisisse et le fasse naître de nouveau.