Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Reconquista (la) (suite)

L’idéal d’unité chrétienne des premiers princes des Asturies est atteint en 1492. Mais la Reconquista n’a pas été une guerre religieuse de sept siècles ; elle a connu de longs temps d’arrêt, car très souvent les intérêts locaux ont eu raison du sentiment « patriotique ». Quant aux souverains chrétiens, la guerre sainte n’a pas toujours été leur objectif immédiat, et des relations cordiales se sont même créées entre princes des deux religions : Alphonse VI de Castille trouve refuge chez le roi tributaire de Tolède après sa défaite contre son frère à Golpejera (1072) ; certains chefs arabes jouissent même d’une certaine célébrité dans l’Espagne chrétienne, tel ce roi de Murcie et de Valence, ibn Mardanīch (v. 1124-1172), tributaire de plusieurs monarques chrétiens, connu dans les chroniques chrétiennes sous le nom de rey lobo. Des relations de coexistence pacifique s’établissent entre chrétiens et Arabes : les rois témoignent d’un grand libéralisme à l’égard des musulmans (mudéjars), les chartes des villes reconquises les garantissant dans leur personne et dans leurs biens. Alphonse VI de Castille s’intitule « empereur des deux religions » et Ferdinand III de Castille « roi des trois religions ». Cette tolérance religieuse scandalise la chrétienté médiévale, où les chansons de geste (comme Mainet) expriment la haine à l’égard des alliés de Mahomet : en 1212, les croisés venus de France pour la bataille de las Navas de Tolosa abandonnent Alphonse VIII pour sa modération envers les vaincus. Les rois favorisent aussi les échanges intellectuels. Alphonse VII de Castille fait de Tolède un important centre de traduction des ouvrages de la science arabe ; celle-ci déferle bientôt sur tout l’Occident et provoque ce qu’on appelle la Renaissance du xiie s., alors que le front guerrier de la Reconquista se situe encore à cette époque sur le Guadiana.


La Reconquista et l’Espagne médiévale

Les conditions spéciales de la Reconquista et le « repeuplement » des terres libérées ont profondément marqué les structures sociales et politiques de l’Espagne médiévale.

Pendant plusieurs siècles, la guerre a été la profession de la noblesse. Ce sont les nobles qui accompagnent le souverain dans ses expéditions contre les Maures et qui, en échange de leur appui, reçoivent une partie des terres reconquises : en 1097, Alphonse VI de Castille donne en fief les terres comprises entre le Minho et le Mondego (la tierra portucalense) à Henri de Bourgogne pour le récompenser de ses services de guerre. Ainsi fut constitué le nouveau comté du Portugal. De tels dons de terre renforcent donc le pouvoir des nobles, mais diminuent d’autant l’autorité royale. Lors des grandes conquêtes des xi-xiiie s., cette tendance ne fait que s’accentuer, car les concessions de bénéfices et d’immunités par les souverains deviennent de plus en plus grandes : les rois, bienfaiteurs des monastères, multiplient les grands domaines en faveur des Clunisiens et des Cisterciens ; de même au xiie s., dans les régions frontières de l’Espagne chrétienne, des grandes propriétés sont dévolues pour leur défense aux ordres militaires (ordres d’Alcántara, de Calatrava et de Saint-Jacques) ; agrandissant leurs possessions territoriales aux dépens des Maures, ces ordres en viennent à concentrer tant de pouvoir et de richesses qu’ils forment bientôt de véritables « États dans l’État » ; enfin, au début du xiiie s., la conquête des vastes régions de la Manche, de l’Estrémadure et de l’Andalousie occidentale provoque la formation d’immenses domaines, ou latifundia, au profit de la noblesse. Une telle concentration des terres entre les mains de quelques grandes familles du sud de l’Espagne a subsisté jusqu’à nos jours. Dans la péninsule Ibérique, c’est donc à une féodalité renforcée que doit faire face la monarchie, dont le problème majeur, au Moyen Âge, est d’affirmer en tout lieu l’autorité royale.

À côté de cette aristocratie terrienne toute-puissante, une masse d’hommes libres était installée sur les territoires reconquis : défricher les régions dévastées tour à tour par les Arabes et les chrétiens, réorganiser les villes et les défendre présentaient, en effet, des risques qu’il fallut compenser par des privilèges (du type des cartas pueblas, chartes pour le peuplement), dont le premier est la liberté. Dès le début de l’expansion chrétienne (fin du ixe s.), les rois asturiens établissent sur les plateaux inhospitaliers de León et de Castille des petits propriétaires libres venus des monts Cantabriques. Les rois encouragent également dans les régions reprises aux Arabes le développement de la vie urbaine : à ces villes nouvelles ou reconquises, ils concèdent des chartes de droits et privilèges (fueros). Dès le xiie s., le souverain s’assure de l’appui de ces municipes libres contre l’aristocratie, en échange d’une participation régulière au gouvernement. En Catalogne, par exemple, c’est pour mettre fin à l’indiscipline des féodaux que les représentants des villes seront invités à siéger aux Cortes (1218). Dès la seconde moitié du xiiie s., les Cortes avec leurs trois brazos (clergé, noblesse, peuple) deviennent dans tous les royaumes de la Péninsule un rouage habituel du gouvernement. L’Espagne est le seul pays au Moyen Âge à connaître de telles assemblées « démocratiques ». Ainsi, la Reconquista et le repeuplement qui s’ensuit permettent au peuple, dans les assemblées locales et dans les Cortes, d’acquérir très tôt une part active au gouvernement.

Dans l’Occident médiéval, la société de l’Espagne reconquérante est donc une société originale, une société qui, par le caractère religieux de la lutte contre l’islām, a été dirigée par le clergé. En aucun autre pays de la chrétienté celui-ci n’a joui d’un tel pouvoir spirituel et matériel. Et c’est cette minorité cléricale qui lancera l’Espagne, au cours des siècles de son histoire, à la poursuite de son idéal d’unification religieuse.