Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

Proust (Marcel) (suite)

Une autre fois, aux Champs-Élysées, Françoise le fait entrer dans le chalet de nécessité de la « marquise ». Instantanément, une félicité comparable à celle qui est éprouvée tant de fois s’empare de lui : « Les murs humides et anciens de l’entrée [...] dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui [...] me pénétra [...] d’un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer, délicieux, paisible, riche d’une vérité durable, inexpliquée et certaine. J’aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du côté de Guermantes, essayer de pénétrer le charme de cette impression qui m’avait saisi et rester immobile à interroger cette émanation vieillotte qui me proposait [...] de descendre dans la réalité qu’elle ne m’avait pas dévoilée » (Jeunes Filles). Rentré chez lui, le narrateur se souvient que la petite chambre de son oncle Adolphe à Combray exhalait le même parfum d’humidité, mais il remet à plus tard le soin de chercher pourquoi une image aussi insignifiante lui avait procuré un tel bonheur.

Près de Balbec, sur la route d’Hudimesnil, il croise trois arbres dont la vue lui rend soudain tout le reste irréel : « Tout d’un coup, je fus rempli d’un bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais, cette fois, il resta incomplet. » Il accomplit le même effort pour découvrir l’essence spirituelle cachée dans ces arbres : « Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. » Peine perdue, il passera sans savoir ce qu’ils ont voulu lui apporter, sans reconnaître l’endroit où il les a déjà vus. Et, quand il les laissa, les arbres semblaient lui crier : « Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. »

Ce thème de la nécessité d’aller au plus profond de nos impressions, de ne pas nous contenter d’une joie confuse, mais d’essayer d’éclaircir ces réalités et ces vérités cachées que nous supposons encloses dans les objets les plus familiers parcourt toute l’œuvre. C’est, dit Proust, notre seule façon d’échapper à la destruction et d’accéder en quelque sorte à l’immortalité. Tout comme la petite phrase du septuor de Vinteuil est un appel, « l’étrange appel que je ne cesserais plus jamais d’entendre » (la Prisonnière), « je savais, dit Proust, que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supraterrestre, je ne l’oublierais jamais. Mais sera-t-il être jamais réalisable pour moi ? Cette question me paraissait d’autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser — comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible — ces impressions qu’à des intervalles éloignés je retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces pour la construction d’une vie véritable : l’impression éprouvée devant les clochers de Martinville, devant une rangée d’arbres près de Balbec. » La construction d’une vie véritable... Pour Proust aussi, la vraie vie est absente. L’ultime signification de la Recherche est que, dans certains moments privilégiés, par le biais des sensations les plus simples et les plus élémentaires, dans la plongée miraculeuse d’un passé qui semblait à jamais enfoui, il nous est possible de vaincre l’usure du Temps, et, dans une joie quasi mystique, d’échapper pour toujours à la mort.

A. M.-B.

 A. Maurois, À la recherche de Marcel Proust (Hachette, 1949). / C. Mauriac, Marcel Proust par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1953). / G. Cattaui, Marcel Proust (Éd. universitaires, 1959). / G. D. Pointer, Marcel Proust, a Biography (Londres, 1959-1963, 2 vol. ; trad. fr. Marcel Proust, Mercure de France, 1966, 2 vol.). / J. Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel (Corti, 1962). / G. Poulet, l’Espace proustien (Gallimard, 1963). / M. Butor, Essais sur les modernes (Gallimard, 1964). / G. Deleuze, Proust et les signes (P. U. F., 1970). / J.-Y. Tadié, Proust et le roman (Gallimard, 1971). / J.-P. Richard, Proust et le monde sensible (Éd. du Seuil, 1974). / J. Milly, la Phrase de Proust, des phrases de Bergotte aux phrases de Vinteuil (Larousse, 1975). / B. Pluchart-Simon, Proust, l’Amour comme vérité humaine et romanesque (Larousse, 1975)

La vie et l’œuvre de Marcel Proust

1871

Le 10 juillet, naissance de Marcel Proust à Paris.

1880

Première crise d’asthme. Proust en souffrira toute sa vie.

1882

En octobre, il entre au lycée Condorcet.

1888

Collaboration à la Revue verte et à la Revue lilas, préparées par lui et ses camarades.

1889

Le 15 novembre, Proust est engagé volontaire au 76e régiment d’infanterie à Orléans, pour un an. Publication de Violante ou la Mondanité.

1892-1893

Proust collabore au Banquet. Séjour à Trouville. Aggravation de la maladie.

1893-1896

Collaboration à la Revue blanche. En 1893, Proust fait la connaissance de Robert de Montesquiou chez Madeleine Lemaire.

1894

Le 30 mai, matinée chez Robert de Montesquiou. Proust est présenté à la haute société parisienne. Il fait la connaissance de Reynaldo Hahn. Vacances d’été à Trouville.

1895

Proust est reçu à la licence de lettres (philosophie). Le 29 juin, il est nommé attaché non rémunéré à la bibliothèque Mazarine. Il commence Jean Santeuil, qui sera abandonné vers 1900. Voyage en Bretagne avec Reynaldo Hahn. Articles dans le Gaulois.

1896

En juin, les Plaisirs et les jours, préfacé par Anatole France.

1898

Le 14 janvier, Proust signe une « protestation » en faveur de Dreyfus et collecte des signatures.

1899

Il découvre l’œuvre de Ruskin, sur laquelle il commence à travailler.

1900

Articles sur Ruskin. Voyage à Venise avec sa mère.

1903

Sous le pseudonyme de « Dominique » et d’« Horatio », Proust publie dans le Figaro une série de « Salons ».

1904

La Mort des cathédrales dans le Figaro. Traduction de la Bible d’Amiens de Ruskin.

1905

Mort de la mère de Proust le 26 septembre. En décembre, Proust entre à la clinique du docteur Sollier.

1906

Il s’installe 102, boulevard Haussmann. Il fait tapisser sa chambre de liège. Traduction de Sésame et les lys, ouvrage de Ruskin.

1907

Sentiments filiaux d’un parricide, Une grand’mère et Impressions de route en automobile dans le Figaro.

1908

Pastiches sur Balzac, Faguet, Edmond de Goncourt, Flaubert, Sainte-Beuve, Renan. En novembre-décembre, Proust demande conseil à Anna de Noailles et à Georges de Lauris sur la façon de présenter son Sainte-Beuve.

1909

Il lit le début de son travail à Reynaldo Hahn. Ce début compte 200 pages. Alfred Vallette (Mercure de France) refuse de publier l’ouvrage.

1910

Proust fait sténographier et dactylographier la première partie de son livre, qui s’est développée et pour laquelle il annonce 500 pages.

1912

Épines blanches, épines roses dans le Figaro (21 mars). En juillet, le livre a de 1 000 à 1 400 pages. Envoi du manuscrit à Eugène Fasquelle. En novembre-décembre, remise d’un autre manuscrit par les Bibesco à Gide, qui refusera comme Fasquelle. Le titre est définitivement arrêté : À la recherche du temps perdu.

1913

Refus d’Ollendorff, à qui Louis de Robert avait recommandé le manuscrit. En février, décision de publier le manuscrit à frais d’auteur chez Grasset. Le 3 décembre, au prix Goncourt, Proust obtient une voix.

1916

Proust fait éditer À la recherche du temps perdu par la N. R. F., après une rupture amiable avec Grasset.

1919

À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Prix Goncourt. Pastiches et Mélanges. Le 1er octobre, Proust s’installe 44, rue Hamelin.

1920

Le Côté de Guermantes.

1921

Préface à Tendres Stocks de Paul Morand. Le 24 mai, visite de l’exposition des peintres hollandais au Jeu de paume, où Proust contemple la Vue de Delft de Vermeer. Il éprouve un grave malaise.

1922

Sodome et Gomorrhe. Le 18 novembre, mort de Marcel Proust.

1923

En novembre, la Prisonnière.

1925

En décembre, Albertine disparue.

1927

Chroniques, le Temps retrouvé.

1952

Publication de Jean Santeuil.

1954

Publication du Contre Sainte-Beuve, suivi des Nouveaux Mélanges.