Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Proudhon (Pierre Joseph) (suite)

Mais Proudhon n’entend pas bannir la propriété. Il le dit lui-même : « [...] On a conclu que je voulais détruire la propriété. Détruire une conception de l’esprit, une force économique, détruire l’institution que cette force et cette conception engendrent est aussi absurde que détruire la matière. Rien ne peut retourner à rien. Cet axiome est aussi vrai des idées que des atomes » (De la justice dans la révolution et dans l’Église).

Comme à beaucoup d’hommes de 1789 et de 1793, la propriété lui paraît la garantie de la liberté : « Pour que le citoyen soit quelque chose dans l’État, il ne suffit pas qu’il soit libre de sa personne. Il faut que sa personnalité s’appuie comme celle de l’État sur une portion de matière qu’il possède en toute souveraineté. Comme l’État a la souveraineté du domaine public. Cette condition est remplie par la propriété. Servir de contrepoids à la puissance politique, balancer l’État, par ce moyen assurer la liberté individuelle, telle sera donc, dans le système politique, la fonction principale de la propriété » (Théorie de la propriété, 1866).


Proudhon et l’État

Proudhon se définit comme l’homme de la liberté avant tout. Il voit en elle « le charme de la Révolution sans quoi le travail est une torture et la vie une longue mort ». Et cette liberté il la conçoit sous toutes ses formes : « Liberté de conscience, liberté de la presse, liberté du travail, liberté du commerce, liberté de l’enseignement, libre concurrence, libre disposition des fruits de son travail et de son industrie, liberté à l’infini, liberté absolue, la liberté, de partout et toujours, le système de 89 et de 93, le système de Quesnay, Turgot, J.-B. Say. »

Le terme d’anarchie ne l’effraie donc pas, encore qu’il lui donne son sens étymologique, sans le colorer, comme on le fera par la suite, de rêveries apocalyptiques : « L’anarchie est la condition d’existence des sociétés primitives. Il y a progrès incessant dans les sociétés humaines de la hiérarchie à l’anarchie » (De la capacité politique des classes ouvrières).

Proudhon conçoit la société nouvelle comme un ensemble d’associations fédératives de groupements libres. « L’atelier remplacera le gouvernement », a-t-il lancé dans une formule lapidaire que reprendront, cinquante ans plus tard, les partisans de la mine aux mineurs et, un siècle plus tard, les adeptes de l’autogestion. En fait, il veut « fondre, immerger et faire disparaître le système politique ou gouvernemental dans le système économique, en réduisant, simplifiant, décentralisant, supprimant l’un après l’autre tous les rouages de cette grande machine qui a nom le gouvernement » (la Voix du peuple, 3 déc. 1849).

C’est là où la comptabilité lui paraît appelé à jouer un rôle décisif : « La solution du problème de la misère consiste à élever à une plus haute expression la science du comptable, à montrer les écritures de la société, à établir l’actif et le passif de chaque institution [...]. Il faut tenir les écritures à jour, c’est-à-dire déterminer avec exactitude les droits et les devoirs, de manière à pouvoir, à chaque moment, constater l’ordre ou le désordre et présenter la balance » (Confession d’un révolutionnaire, 1849).

Proudhon aboutit dès lors à cette antithèse : avec l’État, guerre entre les hommes, plus particulièrement entre les faibles et les forts ; avec la société nouvelle, solidarité entre tous les hommes, devenus tous des travailleurs.

« La constitution de l’État suppose, quant à son objet, que l’antagonisme ou l’état de guerre est la condition essentielle et indélébile de l’humanité, condition qui nécessite entre les faibles et les forts l’intervention d’une force coercitive, qui mette fin aux combats par une oppression générale [...].

« Dans une société transformée presque à son insu par le développement de son économie, il n’y a plus ni forts ni faibles ; il n’existe que des travailleurs dont les facultés et les moyens tendront sans cesse par la solidarité individuelle et la garantie de la circulation à s’égaliser. »

Ce libertaire est aussi un égalitaire.


Proudhon et la religion

Proudhon est l’adversaire de toute religion révélée, de toutes les Églises, de tous les théologiens. « Dieu est un être essentiellement anticivilisateur, antilibéral, antihumain ». Jaloux d’Adam, tyran de Prométhée, il est sottise et lâcheté, hypocrisie et mensonge, tyrannie et misère. La religion est condamnée par l’histoire. Le christianisme s’oppose au développement du moi humain.

Mais Proudhon refuse d’être classé comme athée : il se proclame antithéiste. Édouard Droz écrit : « Sa faculté religieuse cherchait avec une sorte d’angoisse un objet de culte, au moins de vénération, faute duquel l’humanité lui paraîtrait condamnée à déchoir. » En Proudhon subsiste en effet un moraliste qui réclame des mœurs pures et un idéaliste pour qui les idées mènent le monde. Mgr Pierre Haubtmann conclut ironiquement : « Au lieu de diviniser l’humanité comme ses amis allemands disciples de Feuerbach, Proudhon préfère garder Dieu dont il ne peut se passer et il lui déclarera la guerre. »


Proudhon est-il socialiste ?

Dans la Philosophie de la misère, la condamnation est globale et définitive : « Le socialisme n’est rien, n’a jamais été rien et ne sera jamais rien. » L’éloge sans nuance que Proudhon fait du libéralisme classique est, en effet, difficilement compatible avec les thèmes généraux du socialisme qui monte. Marx écrit : « Proudhon veut être la synthèse. Il est une erreur composée. Il veut planer, en homme de science, au-dessus des bourgeois et des prolétaires. Il n’est que le petit bourgeois, balloté constamment entre le Capital et le Travail, entre l’économie politique et le communisme. »

Mais, à cette opinion, il faut opposer celle de Daniel Halévy, qui, à propos du discours du 31 juillet 1848, observe qu’en opposant capital et prolétariat, « pour la première fois et par lui [Proudhon], ce que nous appelons la guerre de classes venait d’être énoncé, déclaré à la tribune ».

En fait, Proudhon croit moins au prolétariat qu’au peuple travailleur dans son ensemble (y compris les paysans et les artisans, dont il se sent si proche), et il compte plus sur une accumulation de réformes de la circulation et de l’échange que sur une brutale transformation.