Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

Proudhon (Pierre Joseph) (suite)

Proudhon et l’action ouvrière

Albert Thomas voyait dans De la capacité politique des classes ouvrières le chef-d’œuvre de Proudhon. C’est, en tout cas, l’ouvrage qui, aujourd’hui, lui assure la plus vaste audience dans les milieux ouvriers. Il marque le dernier état de la pensée de Proudhon, qui, tenant compte de l’expérience, adhère à l’idée d’une « sécession ouvrière », alors qu’auparavant il paraissait désireux d’intégrer les classes ouvrières montantes aux classes moyennes.

Proudhon avait longtemps englobé dans la même condamnation toutes les formes de coalition. Il avait même combattu la loi Émile Ollivier de 1864. Il conserve à l’endroit de l’efficacité de la coalition ouvrière quelque scepticisme : « Pour que la coalition soit efficace, il importe qu’elle soit unanime — et c’est à quoi la loi a pourvu, en défendant sous des peines sévères, toute atteinte à la liberté du travail, ce qui ouvre la porte aux défections. Espérez-vous, ouvriers, maintenir contre l’intérêt privé, contre la corruption, contre la misère, cette unanimité héroïque ? »

Avec une grande force, il décrit la révolution organique que constitue l’apparition d’une démocratie ouvrière qu’il tire vers le mutuellisme : « Une révolution sociale, comme celle de 89, que continue sous nos yeux la démocratie ouvrière, est une transformation qui s’accomplit spontanément dans l’ensemble et dans toutes les parties du corps politique. C’est un système qui se substitue à un autre, un organisme nouveau qui remplace une organisation décrépite ; mais cette substitution ne se fait pas en un instant comme un homme qui change de costume ou de cocarde ; elle n’arrive pas au commandement d’un maître ayant sa théorie toute faite ou sous la dictée d’un révélateur. Une révolution vraiment organique, produit de la vie universelle, bien qu’elle ait ses messagers et ses exécuteurs, n’est vraiment l’œuvre de personne. C’est une idée qui au premier moment n’offre rien de remarquable, empruntée qu’elle paraît à la sagesse vulgaire et qui tout à coup, comme le gland enfoui sous la terre, comme l’embryon dans l’œuf, prend un accroissement imprévu et de ses institutions emplit le monde. »

Proudhon n’a pas connu directement la pensée de Hegel. Plutôt qu’à une synthèse succédant à une thèse et à une antithèse, il semble qu’il soit demeuré fidèle à un équilibre fondé sur la lutte d’éléments adverses et l’opposition des contraires, dans une pluralité vivante, la seule unité qu’il admette étant celle de l’atelier, l’atelier de la petite entreprise et de l’artisanat plus que celui de la grande entreprise. C’est ainsi qu’il a proposé de transformer les compagnies de chemins de fer en compagnies ouvrières, c’est-à-dire en associations libres de producteurs.


Le proudhonisme après Proudhon

La section française de l’Internationale* était dominée par les proudhoniens Henri Tolain, Ernest Fribourg, Charles Limousin. Comme l’a noté Charles Andler, « la méfiance des Français de l’Internationale à l’endroit de la grève est proudhonienne ». Les adversaires de Marx dans l’Internationale et hors de l’Internationale avaient besoin d’un chef de file capable de synthétiser leur opposition au centralisme ; ils se réclamèrent de Proudhon, bientôt relayé par Bakounine. Mais l’influence de Proudhon est nette encore dans la Commune* parisienne de 1871 avec Charles Beslay, Zéphirin Camélinat, Charles Gambon, Charles Longuet, Auguste Vermorel.

Quelques années plus tard, dans les deux dernières décennies du siècle, l’anti-étatisme de Proudhon reparaît chez la plupart des fondateurs du syndicalisme* révolutionnaire, farouchement épris d’indépendance vis-à-vis de l’État et du parti socialiste comme vis-à-vis du patronat. Ce n’est pas forcer le sens de la charte d’Amiens votée par le congrès de la C. G. T. en 1906 que de lui trouver une résonance proudhonienne. Le bulletin de la C. G. T. s’appelle alors et s’appellera jusqu’en 1939 la Voix du peuple. « L’étude de Proudhon, au cercle libertaire, m’inclinait tout particulièrement vers l’action ouvrière », écrira Léon Jouhaux. Dans le domaine éducatif, les Réflexions sur l’éducation (1923) d’Albert Thierry prolongent la pensée proudhonienne.

Après 1914, alors que beaucoup de syndicalistes révolutionnaires assagis pratiqueront un réformisme de fait, Léon Jouhaux et ses amis continueront à voir en Proudhon leur maître à penser : l’importance qu’ils donneront à l’Organisation internationale du travail et surtout au Conseil national économique s’inspirera du désir de voir croître et se développer de nouvelles institutions non politiques qui feront reculer le vieil État monarchique, jacobin et napoléonien. En 1920, Jouhaux dédie un livre à Célestin Bougie en ces termes : « Sur le chemin de la vérité proudhonienne », et il écrit : « Nul dans l’abondante cohorte des réformateurs du dernier siècle n’a eu plus que lui l’instinct ouvrier. » Ce n’est pas sans raison que Léon Jouhaux baptisa le Peuple le quotidien fondé par la C. G. T. au lendemain de la Première Guerre mondiale et l’Atelier le mensuel qu’elle publia à diverses reprises. Les radicaux qui veulent donner à leur mouvement une doctrine (Léon Bourgeois, Aimé Berthod, Célestin Bouglé) en cherchent les éléments chez Proudhon. Mais, dans le même temps, le proudhonisme intéresse certains royalistes plus ou moins en rupture avec Charles Maurras, et quelques-uns voudront voir en Proudhon, après 1940, un précurseur lointain de la révolution nationale de Vichy. Il est douteux que Proudhon eût accepté ce parrainage.

Depuis 1968, nombre de jeunes, attirés par le gauchisme, relisent Proudhon et y trouvent une apologie de la spontanéité. Proudhon n’a-t-il pas écrit le 2 septembre 1848 dans le Manifeste du peuple : « Toute notre science consiste à épier les manifestations du peuple, à solliciter sa parole, à interpréter ses actes ; interroger le peuple, c’est pour nous toute la philosophie, toute la politique. »

Si les mouvements de libération de la femme ne peuvent pas se réclamer de lui (il s’en faut !), tous les partisans de la régionalisation et tous les adversaires de la centralisation parisienne peuvent se reconnaître en lui.

G. L.

➙ Anarchisme / Internationales (les) / Marx (K.) / Socialisme.