Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

art (suite)

• Le peu d’attention qu’ont porté Freud et surtout Marx aux problèmes de l’art et de la création artistique les ont empêchés, en fait, d’avancer beaucoup sur l’essentiel. Qu’il y ait déterminisme au moins partiel, on l’admettra facilement — ou moins facilement : il y a toute une tradition idéaliste de l’esthétique, dont un des plus notables représentants est René Huyghe (né en 1906). Mais, ayant dit cela, on s’aperçoit que l’on s’est gardé de répondre véritablement à la question : qu’est-ce que l’art ? Une fois que l’on aura montré l’ensemble des contraintes de toutes sortes qui pèsent sur l’activité individuelle de l’artiste (son histoire personnelle, l’état des styles de l’époque, le marché de l’œuvre d’art...), comment ne pas s’interroger sur les raisons qui font que, depuis des siècles, sous les climats les plus divers, avec une rare continuité, des hommes ne se sentent pas dissuadés d’exercer une activité semble-t-il gratuite ? Il faut peut-être, pour esquisser un début de réponse, revenir justement à ce fait historique, à cette activité lancinante de l’humanité, et ne plus parler de l’art, mais des œuvres d’art.


L’art et les arts

Faute de parvenir à une appréhension satisfaisante du phénomène « art » à partir de données idéales (la nature, la science) ou par le biais d’une approche matérialiste globale du comportement humain (le marxisme, la psychanalyse), force nous est de repartir d’une réalité concrète : l’œuvre d’art.


L’œuvre d’art n’est ni le beau, ni l’ancien, ni l’inutile

La première nécessité est certainement de se demander ce que nous mettons sous le terme générique d’œuvre d’art. Sans objet dans un nombre de cas donné (le tableau de chevalet, la symphonie), la question se pose pour toute une série d’autres. Il n’est pas prouvé que ce que nous reconnaissons aujourd’hui comme œuvre d’art ait été produit en tant que tel.

• L’œuvre d’art ne se confond pas avec la beauté. Celle-ci, tout d’abord, est éminemment changeante, relative et indécise. Il n’existe pas de beauté en soi, mais seulement, à une certaine époque (plus ou moins brève), dans un certain lieu (plus ou moins exigu) et au sein d’un certain groupe (plus ou moins étendu), une sorte d’accord (consensus) qui s’établit pour privilégier certaines formes, couleurs, enchaînements sonores, structures, et pour jauger la réussite esthétique de l’ensemble.

Par ailleurs, le laid peut être une valeur esthétique parmi d’autres. Le théâtre misérabiliste, la représentation des « monstres », certains paysages industriels ne recherchent pas un accord fondé sur la beauté. Le port de Hambourg, avec ses multiples bassins hérissés de grues, ses baraques délabrées, ses échappées enfumées et ses rives sans grâce, atteint cependant à une sorte de poésie qui naît de l’accumulation cohérente d’objets non esthétiques. Il y a « harmonie » et la beauté n’est ici que seconde.

• L’œuvre d’art n’est pas une œuvre ancienne forcément, de même que l’ancienneté ne confère pas à l’objet sa qualité d’œuvre d’art. Nous sommes malheureusement habitués à une vue archéologique des œuvres du passé, qui nous fait mettre sur le même plan les restes pitoyables d’un mur romain et une fresque de la Villa des mystères : l’un et l’autre inspirent une déférence égale, qu’ils doivent à leur ancienneté. Cela vient essentiellement du rôle du musée, lieu où l’on conserve l’ancien et expose le beau. Mais cette assimilation n’est pas licite et joue un rôle objectivement retardateur quant à la perception par le grand public de l’œuvre d’art contemporaine. En fait, l’émotion que nous éprouvons à la vue de ruines est spécifique, de nature non essentiellement esthétique, et une sorte de psychanalyse de la déférence envers la ruine pourrait s’exercer avec profit pour déceler l’investissement contre la mort que nous effectuons là.

• L’œuvre d’art n’est pas définie par son inutilité. Dire par exemple qu’elle ne s’insère pas dans les rapports de production parce qu’elle n’a pas de valeur-marchandise ne tient compte que d’une partie de la question. Tant que l’économie n’est pas suffisamment développée pour que, selon la théorie marxiste, la reproduction simple de la force de travail (la nourriture et le sommeil) soit assurée sans problèmes, cette exclusion de l’art du circuit productif est réelle, mais ne justifie pas toutefois l’épithète d’« inutile » (l’art peut avoir d’importantes fonctions d’information, de loisirs, religieuses ou magiques). De toute façon, plus une économie se développe, plus les besoins élémentaires de ses membres peuvent être satisfaits, plus de nouveaux besoins, d’ordre culturel et notamment artistique ou esthétique, se créent, dont la satisfaction s’incorpore directement à la reproduction élargie de la force de travail. Aujourd’hui, la satisfaction des besoins esthétiques est appelée à prendre une part toujours plus essentielle à l’équilibre humain : d’où l’insistance mise depuis peu sur la problématique extrêmement voisine de l’« environnement ».


L’œuvre d’art est universelle, continue et permanente

• Universelle, la production artistique s’étend à tous les continents où une civilisation existe. Les sociétés les plus frustes ont parfois connu un art extraordinairement recherché (l’art des steppes, l’art wisigothique). Il ne semble pas exister d’ensemble communautaire qui n’admette une activité artistique, au minimum d’ordre décoratif.

• Continue, cette production, à la différence d’autres types d’activité humaine, ne subit pas d’éclipse, du moins pas d’arrêt. Les périodes de l’histoire de l’art que nous appelons « pauvres » sont habituellement celles dont, aujourd’hui, nous n’acceptons plus la production. On ne connaît pas d’exemple de société hautement développée qui, faisant consciemment une place notable à la production artistique en tant que telle, ait, à un moment quelconque, interrompu ou arrêté définitivement celle-ci.