Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

art (suite)

L’art serait donc nostalgie. Vue romantique, assez surprenante chez Marx. Nonobstant le désarroi théorique qui transparaît dans cette réponse, on retiendra ici l’introduction à une autre démarche que suggère le recours à l’esprit de l’enfance : Freud*, cherchant à intégrer l’art dans son propre système, ne tarde pas à y voir aussi comme la nostalgie d’un âge bienheureux et à jamais perdu.


La conception freudienne de l’art

En tant que « théorie du fonctionnement normal et pathologique de l’appareil psychique » (Daniel Lagache), la psychanalyse* devait d’une part s’intéresser à ce secteur de l’activité humaine qui concerne la production artistique, d’autre part aboutir à une description de l’appareil psychique qui, dans la mesure où celui-ci est constitué par la confrontation du conscient et de l’inconscient, se trouve porter spécialement sur l’âge où se produit l’enfouissement progressif des pulsions inconscientes : l’enfance.

On sait que cet enfouissement, ce refoulement, joue pour Freud un double rôle. D’une part, il est peut-être pathogène (pouvant conduire aux formes diverses de névroses et de psychoses chez l’individu), d’autre part, il est structurel : de la personnalité elle-même, dont le moi se forme à partir de ce refoulement, mais aussi de la civilisation tout entière, qui n’existe que là où une société contraint une partie au moins de l’énergie pulsionnelle (sexuelle) à s’investir dans des activités à but non principalement sexuel. L’ensemble de cette dérivation s’appelle le processus de sublimation, et l’activité artistique en est, selon Freud, un des résultats les plus notables. « La pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de forces extraordinairement grandes, et cela par suite de cette particularité, spécialement marquée chez elle, de pouvoir déplacer son but sans perdre, pour l’essentiel, de son intensité. On nomme cette capacité d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but, qui n’est plus sexuel mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation. » (Die kulturelle Sexualmoral und die moderne Nervosität, 1908.) Le côté profondément défensif de ce déplacement est à noter. Sans lui, le moi de l’individu ne peut se constituer, parce que dans le conflit du principe de réalité contre le principe de plaisir, celui-ci l’emporte définitivement. Sans lui également, la société est menacée de désagrégation interne, parce qu’incapable d’investir dans le travail productif l’énergie pulsionnelle de ses membres. Dans la théorie freudienne, l’art est certainement libération, mais ne peut se développer que dans une culture fondée sur le refoulement et la sublimation, liée à une société fondamentalement répressive.

Exposée sommairement, comme nous venons de le faire, la conception freudienne de l’art pose tout de même deux séries de problèmes différents : d’une part, le rapport de l’art avec les formes diverses de la pathologie mentale ; d’autre part, les convergences et les divergences avec le marxisme, débat essentiel qui, depuis quelques années, a pris une importance particulière.


L’art n’est pas la névrose

On prendra garde tout d’abord de ne pas commettre, s’agissant de la position freudienne, l’erreur d’évaluation extrêmement grossière qui, découlant d’une présentation souvent vulgarisée de la psychanalyse, verrait dans l’art comme une forme de réponse au refoulement et de refus de celui-ci.

Il faut se souvenir en effet que, pour Freud, à partir du moment au moins où sa théorie des pulsions a pris forme (v. 1905), ces pulsions peuvent connaître trois destinées : la satisfaction (c’est-à-dire la réduction de la tension pulsionnelle par l’assouvissement de l’énergie libidinale mise en jeu), le refoulement total (s’accompagnant de formes plus ou moins affirmées de déséquilibre psychique, de la « petite névrose » qu’est le rêve jusqu’aux psychonévroses diverses) et la sublimation, artistique ou autre (religieuse, politique, scientifique, etc.). L’art et la « folie » ont donc, il est vrai, quelque chose de fondamentalement commun au départ, un affleurement de l’inconscient dans la vie consciente et un refus partiel du refoulement. Mais leur différence fondamentale réside dans le fait que l’artiste peut symboliser ses conflits, alors que le malade mental en est prisonnier. On ne connaît d’ailleurs pas d’exemple de production proprement artistique en provenance de malades mentaux. Ce qu’on connaît par contre, ce sont des artistes tentés, leur vie durant, par un déséquilibre difficilement maîtrisé (grâce à leur art, sans doute), et qui sombrent soudainement ou progressivement, abandonnant dès lors toute activité artistique ou littéraire. Les exemples de Nerval*, de Schumann* sont célèbres. Celui de Hugo Wolf* l’est moins, mais combien symptomatique : musicien génial qui se voit devenir fou et, entre deux périodes de maladie, se remet fébrilement à travailler, dans la hantise d’une rechute.


Marxisme et freudisme par rapport à l’art

On n’aura pas été sans remarquer la convergence des deux démarches sur un certain nombre des caractéristiques qui signalent, selon elles, l’activité artistique.

• D’une part, on recourt à la notion d’enfance pour expliquer dans les deux cas cette irruption, semble-t-il irrationnelle, d’une activité qui n’est pas dirigée avant tout vers la production. Mais si, pour Marx, l’« enfance de l’art » est un art de l’enfance, une sorte de souvenir d’un âge où l’appréhension du monde est liée au merveilleux, le rôle que Freud assigne à l’enfance est évidemment beaucoup plus structurel. Mais ce rôle n’est tel que parce qu’il informe l’ensemble de la vie psychique du sujet ; la relation avec l’éventuelle activité artistique future n’est pas établie.

• En deuxième lieu, on peut dire que, dans les deux cas, la fonction de l’art est sans doute subalterne. Non qu’elle soit considérée comme secondaire : Marx et les marxistes n’ont jamais dédaigné l’activité artistique, et pas davantage Freud les productions amenées par un processus de sublimation. Mais cette activité, si elle n’est pas secondaire, est seconde. Les différentes productions culturelles, artistiques, idéologiques, juridiques, etc., qui forment chez Marx la superstructure, jouent par rapport à l’infrastructure un rôle analogue à celui que jouent les différentes formes de sublimation (artistiques, religieuses, politiques, scientifiques...) par rapport au ça. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un déterminisme de l’activité créatrice, qui s’exerce dans une fausse apparence de liberté pour le créateur, alors que la réelle liberté de celui-ci consiste à évoluer à l’intérieur d’un cadre contraignant d’idéologies ou de menées répressives, pour faire une œuvre qui échappe à la simple activité de production économique.