Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Pasolini (Pier Paolo) (suite)

À la veille de publier, en 1971, Trasumanar e organizzar, Pasolini a composé une anthologie de son œuvre poétique antérieure dont sont exclus La Meglio Gioventù et L’Usignolo della Chiesa cattolica (ces deux recueils sont formés, pour l’essentiel, de pièces remontant à 1942). Bref, il ne reconnaît a posteriori sa poésie comme sienne qu’à partir de Le Ceneri di Gramsci, coïncidant avec sa découverte de Marx à travers la leçon de Gramsci. Cette découverte lui permet soudain de dépasser le conflit dans lequel il s’était jusqu’alors enfermé, entre langue et dialecte (de Casarsa, village natal de sa mère, dans le Frioul, où Pasolini passa la plupart de ses vacances d’écolier et où il se réfugia en 1943), entre l’usage masochiste de la langue paternelle, aliénée à la culture petite-bourgeoise qu’elle véhicule (L’usignolo), et la jouissance incestueuse du dialecte maternel, archaïque et paysan (La Meglio Gioventù). De fait, avec Le Ceneri di Gramsci, Pasolini dénonce avant tout ce mythe dialectal en tant que refus de l’âge d’homme et évasion hors de la société et de l’histoire. Mais son adhésion au communisme est moins née d’un jugement critique que d’un mouvement de révolte contre l’injustice sociale et d’un acte de solidarité avec les opprimés : « Ce qui m’a poussé à devenir communiste, c’est un soulèvement d’ouvriers agricoles contre les grands propriétaires du Frioul, au lendemain de la guerre. J’étais pour les braccianti. Je n’ai lu Marx et Gramsci qu’ensuite. » Si bien qu’à l’opposition précédente entre langue et dialecte se substitue maintenant, à l’intérieur même de la langue, une nouvelle opposition entre « poésie » et « raison », soit, pour reprendre le titre d’un des plus célèbres essais de Pasolini, entre « passion » et « idéologie ». L’hommage enthousiaste à Gramsci n’exclut pas dès ce moment-là la prise de conscience de toute la souffrance humaine que le communisme a été impuissant à résorber et de tout ce qui échappe en l’homme à l’idéologie marxiste. D’où la tentation qu’éprouve plus tard Pasolini d’un retour à la religion (culminant dans Poesia in forma di rosa), annoncé par la crise idéologique qu’atteste La Religione del mio tempo, où à l’édification rationnelle d’une société socialiste Pasolini oppose tantôt le souvenir élégiaque du monde de l’enfance chanté dans La Meglio Gioventù et tantôt la célébration fastueuse du vice et de l’abjection du sous-prolétariat romain, selon un symbolisme qui n’est pas sans évoquer parfois l’œuvre de Jean Genet.

Mais, de même qu’il emprunte moins à la foi qu’au rituel, à l’imaginaire et à la sensibilité catholiques, il revendique encore dans Poesia in forma di rosa le droit de recourir à toutes les idéologies — religieuses ou laïques — sans s’inféoder à aucune d’entre elles, et, renonçant enfin à l’idéal d’un art « national populaire », tel que le préconisait Gramsci, il s’accorde toute licence d’être esthète à sa guise et de n’écrire que pour ses pairs en littérature, voire pour lui seul : « La voie / de la vérité passe aussi à travers les plus horribles lieux de l’esthétisme, de l’hystérie / de la reconstitution folle historique » ; « Ainsi / effeuillai-je une rose vaine / la rose privée de la terreur / et du sexe, dans les années mêmes / où l’on me demandait d’être le partisan / qui n’avoue ni ne pleure. »

Les essais contemporains de cette première période de sa poésie développent la même thématique, et c’est en somme sa propre autobiographie critique qu’il poursuit à travers ses lectures, plus attentif aux « raisons » idéologiques et aux singularités linguistiques (avec une nette prédilection pour la littérature dialectale) qu’à la valeur proprement formelle des œuvres, tandis que, dans Ali dagli occhi azzurri, où les scénarios et les simples projets de récits sont aussi nombreux que les récits eux-mêmes, souvent inachevés, il donne libre cours au goût de l’expérimentation littéraire qui caractérisait déjà sa poésie, en particulier Poesia in forma di rosa, véritable journal idéologique, critique et sentimental, mêlant le lyrisme le plus élaboré, la citation, la glose et le cri.

Dans les deux romans qui lui valurent un succès de scandale et plusieurs procès, Ragazzi di vita et Una vita violenta, Pasolini tente une représentation critique, à l’enseigne du réalisme socialiste, du sous-prolétariat de la banlieue romaine (la découverte de Rome, où il s’établit définitivement en 1949, après une adolescence itinérante en Émilie et en Vénétie au gré des affectations d’un père officier, aura sur lui, selon ses termes mêmes, un effet proprement « traumatique »). Il joue à cet effet de trois registres linguistiques : du dialecte et de l’argot dans les fragments de pure représentation (dialogues au discours direct), d’une langue impersonnelle pour les descriptions et les structures narratives, d’une langue contaminée de dialecte dans les commentaires lyriques, qui témoignent de la participation du narrateur, de sa pietas à l’égard des adolescents aliénés au vice et à la violence, voués à la maladie et à la mort, qu’il a choisis pour héros. Dans Ragazzi di vita, cette pietas se nuance souvent de tendresse et de désir ; dans Una vita violenta, elle seconde la thèse de romancier attaché à saisir l’éveil de la conscience politique de son jeune héros, tour à tour fasciste, délinquant, « jeunesse catholique » et militant communiste au fur et à mesure que le bien-être et le progrès prennent pied dans la misérable banlieue où il est né. Il Sogno di una cosa, bien qu’appartenant à la période communiste de Pasolini, se rattache au contraire, stylistiquement et idéologiquement, à l’inspiration de La Meglio Gioventù.

La crise idéologique et formelle qu’attestait Poesia in forma di rosa éloigne temporairement Pasolini sinon de la littérature, du moins de l’autobiographie. C’est alors que l’auteur choisit de s’exprimer par personnes interposées : les acteurs à l’écran et, sur scène, les personnages de ses tragédies. Celles-ci, dont le premier jet remonte à 1965, sont versifiées et construites selon les préceptes de la dramaturgie grecque classique, mais elles ne font qu’exceptionnellement (Pilade) appel à des personnages antiques. Stylistiquement, elles se situent à mi-chemin entre la production poétique pasolinienne, allant jusqu’à Poesia in forma di rosa, et celle qu’inaugure Trasumanar e organizzar, où Pasolini renouvelle entièrement le répertoire des mots et des figures qui constituaient le fond de ses recueils précédents. Il y manifeste un certain humour (inédit dans son œuvre, où seul le comique avait fait jusque-là son apparition), dû en partie à la distorsion qu’il éprouve entre sa pratique politique révolutionnaire (soutien intellectuel et moral aux mouvements gauchistes) et son scepticisme idéologique grandissant. La forme dominante du recueil est celle du journal, et, bien qu’il s’agisse d’un seul poème sans cesse repris et interrompu, on peut y distinguer trois groupes thématiques relativement homogènes : des poèmes « civils » commentant l’actualité politique internationale, une réflexion plus proprement politique concernant l’ambiguïté des rapports de Pasolini avec la jeunesse révolutionnaire (mouvements gauchistes, etc.), enfin un journal de sa vie privée la plus intime.

Les essais de Laboratorio sont consacrés à des problèmes linguistiques, notamment aux problèmes soulevés par la formation d’une nouvelle koinê italienne élaborée dans les centres industriels de l’Italie septentrionale et, d’autre part, à une sémiologie du langage cinématographique, « code des codes, ou code de la réalité conçue comme langage ».

J.-M. G.