Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
O

Ottomans (suite)

Le harem

En 1541, sous l’influence de Roxelane (v. 1504-1558), concubine puis femme de Soliman le Magnifique, le harem est transporté au nouveau palais de Topkapı : signe annonciateur de la décadence. Dès lors, dans le cadre justement célèbre de cette immense et somptueuse résidence, les sultans vont demeurer de plus en plus enfermés, renonçant à diriger les armées et souvent les affaires, s’adonnant à l’oisiveté, au plaisir, quand ce n’est pas à la débauche.

Le pouvoir que Roxelane exerce déjà sur son royal époux va être convoité par toutes les sultanes mères, par toutes les premières épouses, et, hélas, très souvent obtenu. Il importe, pour chacune des centaines de concubines (il y en eut parfois plus de 1 500), de capter la faveur du prince, de lui donner un fils. Il importe pour toutes les mères que leur fils règne, non seulement parce que par lui elles régneront, mais seulement parfois pour assurer qu’il vive. Ainsi les intrigues, les meurtres se multiplient : on élimine les rivales, on élimine leurs enfants. La dure mais efficace loi qui veut que le Sultan intronisé exécute ses frères pour éviter les crises de succession ajoute encore à l’horreur des hécatombes : Mehmed III, par exemple, fera étrangler ses dix-neuf frères, coudre dans des sacs et jeter à la mer leurs concubines enceintes. Quand Ahmed Ier abolit le fratricide, c’est peut-être pire encore. Les princes sont alors enfermés à vie dans un bâtiment du harem, le kafes (la cage), bâtiment assez confortable et servi par des eunuques et des femmes stériles, mais dont on ne peut sortir que si quelque révolution vous porte au pouvoir. On en vit qu’il fallut traîner presque inconscients à la cérémonie de la remise du sabre, qui équivaut à notre couronnement.

Le harem fut d’abord gardé par des eunuques blancs, importés de l’étranger, souvent de pays chrétiens (début xve s.). Mais Caucasiens ou Balkaniques supportaient mal la mutilation, et leur beauté éveillait encore la suspicion. Vers 1485, ils commencèrent à être remplacés par des Noirs, Éthiopiens et Tchadiens, bientôt de plus en plus nombreux : on en compte jusqu’à six cents. Leur chef, le kızlarağası, reçut rang de pacha, le commandement des hallebardiers du palais et souvent l’autorité sur de très hauts fonctionnaires, y compris le surintendant des Finances. Sa puissance était naturellement accrue du fait qu’il était seul à avoir droit d’approcher nuit et jour le souverain. Le rôle politique que les kızlarağası jouèrent fut toujours désastreux.

Dans cet univers clos, concentrationnaire, composé en grande partie de femmes, d’enfants et de châtrés, où la mort frappait quotidiennement, où tout le monde était esclave du maître, où chacun de ceux qui détenaient une parcelle d’autorité incitait les autres à la débauche, vivaient les princes les plus autocrates que le monde eût connus : on comprend que la vigoureuse race des Ottomans y perdit peu à peu ses vertus originelles.

Au début du xixe s., Mahmud le Réformateur, qui avait dû défendre sa vie épée au poing dans un escalier du harem, arracha sa famille à l’emprise maléfique de Topkapı et fit mettre en chantier le palais de Dolmabahçe : échappant aux intrigues et aux caresses des femmes, l’Empire ne pouvait plus être le même, mais il était trop tard.


L’Empire au xvie siècle

Aux conquêtes de Süleyman viennent s’adjoindre celles de son fils Selim II Mest (l’Ivrogne) [1566-1574], prince incapable heureusement servi par le grand vizir Sokullu (Chypre et Astrakhan sur la Caspienne), et celles de son petit-fils Murad III (1574-1595) [Géorgie, Luristān]. La célèbre bataille de Lépante (oct. 1571), qui voit la destruction de la flotte ottomane, n’est qu’un incident pour les Turcs : la puissance navale sera vite reconstituée. Mais cette victoire donne un immense espoir à l’Occident en prouvant que, contrairement à ce qu’on croyait, les musulmans ne sont pas invincibles.

L’Empire est devenu démesuré. Il s’étend de la frontière de l’Autriche au golfe Persique, de la mer Noire aux confins marocains. Il englobe l’Anatolie (le pays des Turcs) et la Transcaucasie, la Syrie, la Palestine, une partie de l’Iraq, l’Arabie, l’Égypte, la Cyrénaïque et la Tripolitaine, les régions côtières de la Tunisie et de l’Algérie ; le nord du Caucase, le Kouban, la Crimée, l’Ukraine méridionale, l’actuelle Roumanie, la plus grande partie de la Hongrie et les terres qui forment aujourd’hui la Yougoslavie, l’Albanie, la Grèce et la Bulgarie. Il n’a plus, en apparence, que deux adversaires : l’Iran à l’est, l’empereur à l’ouest, et cette petite mais tenace république de Venise. Cependant ne serait-ce que pour le tenir, il lui faudrait des princes d’une énergie farouche, il faudrait aussi que ses dirigeants gardent leurs antiques vertus. Or, précisément, à ce moment-là, l’énergie se dissout, les vertus disparaissent. La richesse trop facilement acquise a donné le goût du plaisir et a fait naître la corruption. Tous les anciens vices de Byzance se sont introduits chez ceux qui sont devenus ses successeurs. Par surcroît de malheur, le Proche-Orient perd son importance économique depuis la découverte de l’Amérique.

Les révoltes qui ensanglantent les dernières années du xvie s. font prévoir l’avenir. L’attitude des souverains aussi. Mehmed III (1595-1603) ne peut accéder au trône qu’en massacrant ses nombreux frères. Incapable, il s’enferme dans le harem et laisse gouverner sa mère, Safiye (la Vénitienne Baffa), déjà toute-puissante au temps de Murad III. Ahmed Ier (1603-1617), en se débarrassant d’elle, essayera de reprendre le pouvoir, mais, versatile, violent, influençable, épris de chasse et de poésie, d’une avarice sordide, il laissera si peu de temps en place ses gouverneurs et ses ministres que ceux-ci n’auront d’autre souci, eux aussi, que de s’enrichir. Aussi sera-t-il obligé de mettre fin à l’interminable guerre européenne par le traité de Zsitvatörök (nov. 1606), qui consacre à peu près le statu quo en Europe entre les Impériaux et les Ottomans.