race

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Étymologies conjecturales : emprunt de l'italien razza (« espèce de gens ») ou du latin médiéval ratio (« espèce d'animaux, de fruits ») formé par une aphérèse de generatio (« famille », « descendance », « espèce »).


Le concept n'appartient pas à proprement parler à la philosophie : si des philosophes l'employaient fréquemment, ils en empruntaient les acceptions soit à la pensée ordinaire, soit à la pensée naturaliste. Fortement critiqué et quasiment abandonné après la Deuxième Guerre mondiale, il commence à être prudemment réutilisé par certains biologistes.

Anthropologie, Morale, Politique

Attesté depuis le xvie s., le terme de race désignait initialement les membres d'un lignage, ascendants et descendants d'une même famille. L'espèce humaine entière a pu être ainsi qualifiée de race, car la Bible affirmait que tous les humains étaient nés d'Adam et Ève. Le terme a également été synonyme de dynastie royale. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert l'utilise principalement dans ces trois acceptions, parlant aussi bien de race humaine que, par exemple, de race d'Abraham ou de race de Capétiens. Parallèlement, est déjà répandu au xviiie s. l'usage zoologique de la notion de race, mobilisée pour classer les variétés intraspécifiques d'animaux domestiques, surtout des chiens et des chevaux. Progressivement, les naturalistes étendent son application aux variétés de l'espèce humaine. On considère alors communément que les différences biologiques entre groupes humains géographiquement séparés sont solidaires de leurs différences culturelles, les unes et les autres engendrées par l'influence conjointe du sol, du climat et de la nourriture. En accord avec les axiomes de la théorie humorale, d'origine antique et qui a été fréquemment employée par les auteurs médiévaux pour rendre compte de la diversité des humains, on pense que le sol, le climat et la nourriture influencent les quatre humeurs physiologiques (bile jaune, sang, bile noire, pituite), dont l'interaction déterminerait le degré d'un tempérament (mélancolique, flegmatique, bileux, sanguin), lequel déciderait à son tour à la fois de l'anatomie des hommes et de leur caractère, mentalité, mœurs et organisation sociale. Aucun consensus n'existait en revanche quant au nombre de races humaines : certains n'en distinguaient que trois, d'autres en définissaient plusieurs dizaines, cherchant souvent à identifier des classes raciales très circonscrites à des groupes ethniques, linguistiques, nationaux ou sociaux. Les races humaines étaient disposées sur les échelons supérieurs de la Grande Échelle des Êtres, qui menait des formes animales les plus simples jusqu'à l'homme le plus perfectionné, un « Blanc » dans la plupart des cas. Le « Noir », et plus particulièrement le Hottentot, occupait la limite inférieure de l'humanité, où il avoisinait l'Orang-outang, placé au sommet du monde animal. Un pas de plus suffisait pour en conclure que le « Noir » ne pouvait jouir des mêmes droits que le « Blanc ».

Le mécanisme humoral et environnemental devait rendre raison de la façon dont les causes accidentelles auraient pu créer les écarts différentiels entre les groupes humains issus du même tronc adamique. Ceux qui refusaient cette conception arguaient que les races ne changent ni leur anatomie ni leur caractère lorsqu'elles sont transportées dans un climat différent. Les débats raciologiques du xixe s. seront marqués par l'opposition, déjà ancienne, entre les monogénistes et les polygénistes. Alors que les monogénistes clamaient qu'il n'y a qu'une seule espèce humaine, modifiée en sens divers à partir d'un type originel, les polygénistes soutenaient qu'il existe plusieurs espèces humaines invariables, chacune pourvue dès l'origine d'une substance germinative différente (« âme de la race », « sang », « élément spermatique », « plasma germinatif », etc.) qui véhicule les propriétés raciales spécifiques, aussi bien biologiques que mentales et culturelles. La théorie darwinienne (1859) n'a modifié que modestement les grandes lignes de ce débat : les échelons de l'échelle des êtres seront désormais considérés comme les étapes consécutives de l'évolution, et les races inférieures se transforment par conséquent en races moins évoluées. Les polygénistes darwiniens pouvaient renoncer à l'axiome de l'invariabilité des races dans la très longue durée préhistorique, mais ils s'accordaient avec les monogénistes darwiniens à établir une hiérarchie linéaire des races selon leurs formes anatomiques, auxquelles on croyait pouvoir associer une gradation de facultés morales, intellectuelles et civilisatrices, tenues pour héréditaires et difficilement modifiables dans la courte durée historique. À partir de la fin du xviiie s., des mesures anthropométriques variées ont été mises en place, avec la conviction de pouvoir quantifier le degré d'avancement moral, intellectuel et social des races à partir d'indices anatomiques.

La théorie darwinienne de la sélection naturelle a réactivé par contre une vieille idée de la lutte des races pour la survie. On s'est mis à redouter que les races inférieures, réputées plus fertiles et moins inclines à l'altruisme, ne viennent à bout des races supérieures. La hantise du mélange racial, censé conduire à la contamination de la substance germinative des races supérieures et à leur dégénérescence consécutive, a profondément marqué le xixe s. L'idéologie nazie fut l'un de ses aboutissements extrêmes. On y trouve une étrange combinaison de nombreuses composantes des théories raciologiques antérieures : une classification raciale rigide, la division des races en supérieures et inférieures, la croyance que les différences anatomiques correspondent aux différences culturelles, l'idée d'une inégalité morale, intellectuelle et civilisatrice des races, l'essence raciale transmise par une substance héréditaire (« sang ») qui interfère avec l'influence du sol et du climat, la crainte de dégénérescence raciale par le métissage qui empoisonne le « sang » de la race supérieure, une menace qui pèse sur la race supérieure du fait de la fertilité plus grande et de la fourberie des races inférieures, la lutte entre les races comme force motrice du progrès, la domination que la race des Seigneurs doit conquérir par la force(1). L'idéologie nazie offre une synthèse d'au moins deux siècles du développement de la pensée raciale en Occident. On en sait les effets effrayants.

Lorsque la guerre prit fin et que les crimes hitlériens furent jugés, l'Occident tenta de faire procès à son héritage intellectuel. La notion de race devait inévitablement se trouver sur le banc des accusés. L'UNESCO exprima une conviction alors dominante en inscrivant dans sa constitution l'idée selon laquelle les atrocités de la guerre qui venait de s'achever avaient été rendues possibles par la doctrine de l'inégalité des races. Pour ne plus voir de nouveaux Auschwitz, on voulait éradiquer le mal à sa racine et faire disparaître la doctrine des races, source présumée de l'horreur suprême. Dans une déclaration de 1950, les experts de l'UNESCO affirmèrent l'unité fondamentale de l'espèce humaine et reléguèrent la diversité biologique des hommes à un second plan, en tant qu'épiphénomène de divers mécanismes évolutifs de différentiation(2). La Déclaration de l'UNESCO portait des marques de la toute récente théorie synthétique de l'évolution, dont les principes transformaient la « race » en un résultat éphémère de la circulation de gènes entre les populations, seules entités réellement observables, au sein desquelles les variations morphologiques sont graduelles et réductibles à des nuances de fréquences géniques. La conjonction d'un contexte politique et d'une métamorphose théorique de la biologie conduisit ainsi, à partir des années 1950, à l'abandon progressif de la notion de race dans les sciences naturelles et sociales. Les humanités multiples des théories raciologiques se muèrent en Homme universel de l'UNESCO.

Cependant, la race reste toujours une catégorie de nos classifications vernaculaires, et la culture non savante continue à élaborer de nouvelles conceptions raciales qui conservent le découpage de l'humanité en classes traditionnelles et accordent une supériorité tantôt aux « Blancs », tantôt aux « Noirs », tantôt aux « Jaunes ». D'autre part, des chercheurs se penchent de nouveau sur la différentiation interne de l'espèce humaine, résolus à ne pas abandonner cette question aux divagations de la pensée ordinaire. Sans l'intention de ressusciter l'idée d'une partition de l'humanité en catégories statiques et clairement séparées les unes des autres, conscients du danger que présente l'idée de l'inégalité des races, certains paléo-anthropologues n'hésitent pas à utiliser le terme de race pour désigner les grands groupes géographiques qui auraient résulté d'une diversification très ancienne de l'espèce humaine archaïque, après son départ du berceau africain, et qui semblent avoir conservé, durant plusieurs centaines de milliers d'années, quelques caractéristiques anatomiques régionales(3). Des généticiens, travaillant sur un autre type de données, tentent de subdiviser l'espèce humaine en mesurant des « distances génétiques » entre les populations, ce qui les amène à distinguer des « régions ethniques » ou des « groupes de populations », parfois étrangement similaires aux anciennes catégories raciales(4). Un détournement idéologique des résultats de ces travaux reste un danger réel.

Wiktor Stoczkowski

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Conte, É. & Essner. C., La Quête de la race. Une anthropologie du nazisme, Hachette, Paris, 1995.
  • 2 ↑ « A Statement by Experts on Race Problems », UNESCO International Social Science Bulletin, vol. II, no 3, 1950, pp. 391-394.
  • 3 ↑ Wolpoff, M. & Caspari, R., Race and Human Evolution, Simon & Schuster, New York, 1997.
  • 4 ↑ Par exemple L. L. Cavalli-Sforza et alli, The History and Geography of Human Genes, Princeton University Press, New Jersey, 1994.

→ racisme